Pegasus : vers un nouveau front judiciaire pour les indépendantistes catalans

Oriol Junqueras (à gauche) et Carles Puigdemont, le 19 avril 2022 au Parlement européen, à Bruxelles. © Kenzo Tribouillard / AFP

Mediapart s’est procuré la plainte que s’apprêtent à déposer 25 des 63 indépendantistes catalans victimes d’écoutes, via Pegasus, depuis leur téléphone portable. À Madrid, le gouvernement de Pedro Sánchez est sous pression. Au Parlement européen, une commission d’enquête vient d’être mise sur pied.
Ludovic Lamant
25 avril 2022 à 11h52


Bruxelles (Belgique).– C’est un nouveau front judiciaire qui s’ouvre, dans les méandres de l’après-« procés », du nom de cette dynamique politique qui avait conduit l’exécutif catalan à proclamer en octobre 2017, de manière unilatérale, l’indépendance de la Catalogne.

D’après le rapport publié lundi 18 avril par la plateforme Citizen Lab de l’université de Toronto, 63 personnes liées à l’indépendantisme catalan ont été la cible d’espionnage sur leur téléphone portable via, notamment, le logiciel Pegasus, durant une période allant de 2017 à 2020. Elles sont 51, dont trois anciens ou actuel présidents de la Catalogne et trois eurodéputé·es, à avoir été effectivement espionnées.

Ces victimes s’apprêtent à déposer des plaintes devant des tribunaux dans pas moins de six pays européens. Dès cette semaine, 25 d’entre elles, dans l’entourage de Junts, le mouvement de la droite indépendantiste proche de Carles Puigdemont, vont porter plainte auprès d’un tribunal de Barcelone, mais aussi auprès de juridictions de cinq autres pays européens, où certaines se trouvaient quand elles ont été espionnées : Allemagne, Belgique, France, Portugal et Suisse.

« Nous lançons une offensive internationale pour nous assurer que ces faits ne resteront pas impunis », avait déclaré Oriol Junqueras (ECR, gauche indépendantiste) lors d’une conférence de presse, mardi 19 avril, entre les murs du Parlement européen à Bruxelles, aux côtés de nombreuses autres figures de l’indépendantisme catalan. « J’attends de l’État [espagnol - ndlr] qu’il rende des comptes. Le système entier est corrompu », a jugé de son côté Carles Puigdemont, l’ancien président de la Catalogne, exilé à Bruxelles depuis octobre 2017.

Josep Costa, avocat et ancien député catalan, et Gonzalo Boye, avocat de Carles Puigdemont, se trouvaient notamment en France lorsque leur téléphone a été écouté via Pegasus. C’est pourquoi ils déposeront plainte, aussi, auprès de la justice hexagonale.

Gonzalo Boye, homme de confiance de Puigdemont, a fait l’objet à lui seul de 18 tentatives d’espionnage entre janvier et mai 2020, si l’on en croit le rapport de Citizen Lab. Son portable a finalement été infecté autour du 30 octobre 2020, soit deux jours environ avant l’arrestation de l’un de ses clients dans une affaire éclaboussant l’indépendantisme.

La plainte cible NSO, l’entreprise qui commercialise Pegasus

Toujours d’après le rapport, à l’exception de l’ancien président de l’Assemblée nationale catalane (ANC) Jordi Sànchez, qui fit l’objet d’une tentative d’espionnage par Pegasus dès 2015, puis en 2017, la quasi-totalité des personnes espionnées l’ont été en 2019 et 2020, durant une période qui coïncide avec la fin de l’instruction menant au procès des leaders indépendantistes (condamnés en octobre 2019 à de lourdes peines de prison, pour la plupart).

Les plaintes des victimes de l’entourage de Junts, que Mediapart a consultées, accusent de violation des droits fondamentaux l’entreprise mère de Pegasus, la société israélienne NSO, et ses trois fondateurs, mais aussi l’une des filiales de NSO établie au Luxembourg, « et toutes les autres personnes qui seraient identifiées comme responsables des faits faisant l’objet de cette plainte ». Ces plaintes ne visent donc pas directement l’État espagnol, qui dément par ailleurs avoir acquis le logiciel espion.

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Le groupe NSO, créé en 2010, assure travailler aujourd’hui avec 60 clients, tous liés en théorie à des États – services de renseignement, unités militaires, etc. –, dans 40 pays à travers le monde.

Afin de prouver l’illégalité de ces pratiques, les plaignant·es s’appuient notamment sur les articles 197 et 197 bis du code pénal espagnol, qui établissent le droit à la vie privée ou encore le délit de violation de la vie privée d’une personne sans son consentement. Ils citent encore l’article 18 de la Constitution espagnole, et l’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (« Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance »).

Les plaignant·es observent aussi que NSO ne se contente pas d’infecter des téléphones, mais participe à des opérations plus larges et plus longues dans le temps, de recueil et de conservation des données personnelles. Et de conclure que « Pegasus est manifestement illégal, indépendamment de savoir si les raisons de son utilisation sont compatibles avec la protection des valeurs essentielles d’une société démocratique », par exemple dans le contexte de la lutte contre le terrorisme.

Unidas Podemos voit la main des « cloaques de l’État »

À Madrid, les révélations de Citizen Lab ont provoqué des secousses dans le paysage politique. L’équation est simple : le gouvernement du socialiste Pedro Sánchez, qui gouverne en coalition avec Unidas Podemos (gauche critique), dépend pour sa survie des votes des 13 députés nationaux d’ERC, le parti de la Gauche républicaine de Catalogne, qui est l’une des victimes des écoutes.

La porte-parole du gouvernement a exécuté un numéro d’équilibriste : « Nous n’espionnons pas [...], nous n’interceptons pas d’informations, si ce n’est sous la protection de la loi. Nous nous en tenons à la loi », a déclaré Isabel Rodríguez. Assurant encore que « le gouvernement n’a rien à cacher », elle a toutefois expliqué qu’elle ne pouvait dire si les services de renseignement espagnols recouraient à Pegasus : « Certains sujets, parce qu’ils traitent de la sécurité nationale, de la sécurité de chacun d’entre nous, sont protégés par la loi. La loi m’interdit de vous rendre des comptes sur ces sujets classés secrets. »

Le ministre de l’intérieur, Fernando Grande-Marlaska, a assuré de son côté, vendredi 22 avril, que « le ministère de l’intérieur, la police nationale et la Guardia Civil [équivalent de la gendarmerie - ndlr] n’ont jamais eu accès, à aucun moment », à Pegasus. Parallèlement, un débat s’est ouvert sur les insuffisances de la loi de 2002, censée encadrer la surveillance des services de renseignement (CNI) en Espagne, tandis que la ministre de la défense a assuré que les renseignements espagnols travaillaient dans la légalité la plus totale.

Cela semble surtout désigner le gouvernement PP.

Jaume Asens, Unidas Podemos


Du côté d’ERC, les réactions ont évolué au fil des jours. Pere Aragonès, président de la Catalogne, réclame non seulement une réaction officielle de Sánchez, qui tarde à venir, mais aussi l’ouverture d’« une enquête interne, avec une surveillance indépendante » sur les faits d’espionnage. D’après El País, Aragonès demande aussi à ce que « des têtes tombent » en réaction au scandale, pour qu’ERC continue de soutenir l’exécutif à Madrid.

Unidas Podemos (UP) fait aussi pression sur les socialistes du PSOE pour qu’une enquête soit lancée et que des sanctions soient prises. Mais le président du groupe parlementaire, Jaume Asens, un Catalan proche de la maire de Barcelone Ada Colau, a surtout accusé jeudi 21 avril le Parti populaire (PP, droite), au pouvoir jusqu’à juin 2018 avec Mariano Rajoy, plutôt que les socialistes.

« Cette technologie a été acquise sous le mandat du ministre Fernández Díaz, ministre associé aux “cloaques” du gouvernement Rajoy. Nous savons comment ont agi durant ces années certains éléments de la police patriotique de l’État du PP », a-t-il déclaré.

L’expression « cloaques de l’État » est devenue fréquente dans le débat public espagnol depuis le milieu des années 2010, en référence aux basses œuvres de certaines unités de sécurité durant les années où le PP gouvernait le royaume – ce qui inclut écoutes illégales et propagation de fausses rumeurs à l’égard d’adversaires politiques.

D’après Jaume Asens, des personnes isolées au sein des services d’ordre ou de sécurité espagnols auraient continué d’agir après l’arrivée de Sánchez, mais dans le dos de l’exécutif. Cette version, avérée ou non, a l’avantage de ne pas affaiblir l’exécutif. « La volonté de dialogue avec le gouvernement espagnol doit prévaloir sur n’importe quels agissements des “cloaques de l’État” », a renchéri Pablo Echenique, porte-parole d’Unidas Podemos au Congrès.

Une commission d’enquête au Parlement européen

Mais les révélations de Citizen Lab relancent aussi le débat sur la réponse que l’UE doit apporter à ces pratiques d’espionnage, alors que la liste des États membres impliqués ne cesse d’enfler. La Commission d’Ursula von der Leyen s’est contentée, le 19 avril, d’écarter toute enquête à l’échelle du continent : « C’est quelque chose qu’il revient aux autorités nationales » de lancer, a déclaré un porte-parole de l’exécutif. Alors que l’indépendance des procédures judiciaires est contestée dans plusieurs capitales de l’UE, la réponse n’a pas satisfait plusieurs eurodéputé·es qui plaident pour une enquête européenne.

« Nous sommes face à une crise de l’État de droit. Nous ne pouvons pas détourner le regard. Ce n’est pas un problème hongrois ou polonais. C’est un problème européen », a réagi le même jour Anna Júlia Donáth, une eurodéputée libérale hongroise, regrettant les positions prudentes de la Commission. « Nous avons été espionnés, et, par extension, c’est tout le Parlement européen qui l’a été », a fait valoir, de son côté, Diana Riba, une eurodéputée de l’ERC (gauche indépendantiste catalane), dont le nom figure aussi sur la liste du rapport de Citizen Lab.

Au Parlement européen s’est aussi constituée le mardi 19 une commission d’enquête sur Pegasus « et les logiciels espions similaires », commission dont Diana Riba est devenue l’une des vice-présidentes. Ses travaux doivent durer 12 mois. Ce panel espère notamment interroger les responsables de NSO. L’initiative donnera lieu à un rapport et à des recommandations, avec l’objectif, pour les élu·es qui y participent, d’accroître la pression sur les exécutifs nationaux.

D’ores et déjà, ce groupe de député·es réclame d’interdire l’usage de Pegasus contre des avocat·es, des journalistes ou des politiques, dans toute l’Europe. Mais il reste à voir quelles seront les marges de manœuvre des député·es dans leurs travaux, alors que de plus en plus d’exécutifs européens sont éclaboussés, et risquent de faire pression pour réviser à la baisse les ambitions du panel.

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La Hongrie et la Pologne ont déjà été épinglées l’an dernier pour leur usage de Pegasus. Varsovie a admis, en janvier, l’achat du logiciel d’espionnage, mais a rejeté les accusations selon lesquelles l’État polonais l’aurait utilisé contre des opposant·es politiques. En octobre 2021, des révélations documentaient l’utilisation du logiciel espion israélien Pegasus par les services du renseignement extérieur allemands (BND) comme par la police fédérale (BKA).

L’agence Reuters a encore rapporté mi-avril que le Belge Didier Reynders, commissaire européen responsable de la justice, a été lui aussi ciblé par Pegasus en 2021, tout comme quatre autres responsables de la Commission européenne – mais sans en savoir davantage sur la provenance des services qui ont recouru au logiciel espion. Mi-avril, des médias grecs révélaient aussi qu’un journaliste d’investigation avait été espionné pendant dix semaines au moins en 2021, par l’intermédiaire d’un logiciel fabriqué en Macédoine du Nord, Predator.

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