Le mystère Joan Bonanit révélé au Tribunal suprême ou comment les votants prennent l'avantage sur les procureurs


Cela se complique pour le parquet : la « masse », les « murs humains » prennent corps, ils ont un visage, des yeux.

Difficile d'imaginer l'émotion du jeune Joan Porras Àlvarez, ce matin, dans la salle d'audience du Tribunal suprême espagnol quand, à la fin de sa déposition, il est allé saluer, un à un, les prisonniers politiques assis sur le banc des accusés, quelques minutes à peine après que Joan Bonanit (« Jean Bonne Nuit ») ait révélé sa véritable identité et montré, pour la première fois, son visage en public. Ces centaines de nuits où il s'était rendu devant la prison de Lledoners pour souhaiter « bonne nuit » aux prisonniers pendant leur incarcération avaient vraisemblablement formé une énorme boule au creux de son estomac. Il a d'abord, avec un sourire, serré la main de Joaquim Forn, puis celle de Jordi Turull, de Josep Rull,... mais soudain un huissier du tribunal, grand et gris, s'est approché et lui a brusquement attrapé le bras, l'empêchant de continuer à saluer et l'entraînant hors de la salle. Ni espace, ni temps dans ce procès pour ce geste chaleureux et rapide, la machine judiciaire doit continuer d'avancer, témoins après témoins, mois après mois, jusqu'à la sentence. Mais Joan Bonanit a, à travers son témoignage, transmis une idée fondamentale, présente tout au long de la journée dans tous les témoignages des votants du 1-O : auto-organisation et détermination de chacun à exercer son droit de vote.

Le Premier octobre, Joan était allé voter au lycée Pius Font i Quer de la ville de Manresa où ni la Guardia civil, ni la police n'étaient intervenues mais où, en revanche, les Mossos d'Esquadra avaient réquisitionné les urnes et établi, pendant plusieurs heures, un cordon policier empêchant quiconque de voter. L'interrogatoire de la procureure Consuelo Madrigal constitue un bon exemple, d'un côté de la stratégie que l'accusation est déterminée à suivre face à ces témoins et, de l'autre, de la thèse de la défense que ces votants construisent, stratégie et thèse entre lesquelles Marchena et les autres devront trancher.


– Consuelo Madrigal : Comment avez-vous su où vous deviez aller voter ?
– Joan Bonanit : Parce que c'est mon bureau de vote habituel.
– Saviez-vous que ce scrutin avait été suspendu par le Tribunal constitutionnel ?
– Je ne me souviens plus si je le savais, mais à aucun moment je n'ai pensé qu'un scrutin pouvait être considéré comme illégal. Si voter est un délit, des millions de Catalans devraient être assis sur ces bancs...
– Non, non, non, je vous demande si vous connaissiez les décisions du Tribunal constitutionnel.
– Je ne m'en souviens plus.
– Et saviez-vous que les Mossos exécutaient une ordonnance du Tribunal supérieur de justice de Catalogne (TSJC) pour pénétrer dans les bureaux de vote et réquisitionner le matériel ?
– Je l'ignorais, mais ils l'ont fait dans mon bureau de vote.
– Les Mossos vous ont-ils présenté une ordonnance du tribunal et vous ont-ils dit qu'ils exécutaient les ordres du tribunal ?
– Je suppose qu'ils l'ont montrée aux personnes qui sont allées au-devant d'eux, mais je ne l'ai pas vu.
– Connaissiez-vous l'existence de cette ordonnance du tribunal ?
– Je n'étais pas au courant de ces choses là.
– Vous ne vous êtes pas contenté de voter, vous êtes resté tout le week-end dans ce bureau de vote.
– Oui.
– Tout le week-end, avec votre famille ?
– Oui.



Cela a été la constante pendant toute la séance : les procureurs ont demandé aux citoyens s'ils avaient eu connaissance de l'ordonnance de la magistrate du TSJC interdisant la tenue du référendum et de la décision du Tribunal constitutionnel de suspendre la loi de référendum et sa convocation. Le problème, c'est qu'aucune de ces décisions ne s'adresse explicitement à la population, mais bien aux pouvoirs publics et, plus particulièrement, aux différents corps de police chargés d'empêcher la tenue du référendum. Les observateurs internationaux présents la semaine dernière au Tribunal suprême, à l'initiative de l'organisation International Trial Watch, avaient déjà mis en garde contre cette irrégularité : « A travers ces questions, on prétend mettre les témoins devant le dilemme suivant : soit respecter une ordonnance judiciaire, soit exercer un droit fondamental. Mais du point de vue du citoyen il n'y a pas de dilemme : les citoyens n'étant pas les destinataires de cette ordonnance judiciaire et la participation à un référendum n'étant pas pénalement illégale, le 1-O les citoyens se sont rassemblés et ont, protégés par leurs droits fondamentaux, participé au scrutin ».

La semaine dernière, Marchena a autorisé le parquet à poser ce genre de questions, et aujourd'hui aussi, jusqu'à un certain point, jusqu'au moment où le procureur Fidel Cadena a interrogé Virgína Martínez, une votante agressée par des agents de la Guardia civil à l'école El Castell de la ville de Dosrius. « Saviez-vous que le référendum avait été interdit ? », lui a-t-il demandé. « J'avais lu quelque chose à ce sujet », lui a répondu le témoin. « Saviez-vous que la Guardia civil exécutait les ordres donnés par la magistrate du TSJC pour empêcher le référendum ? » « Cela je l'ignorais », lui a-t-elle répondu. A ce moment-là Cadena a franchi la ligne rouge en énonçant clairement qu'il retenait des témoignages précédents ce qu'il voulait leur faire dire : « Et malgré ces ordres judiciaires vous avez décidé d'aller voter ? » A ce moment-là, Marchena interrompt la déposition et dit au procureur : « M. le Procureur, le témoin est libre de décider si elle vote ou si elle ne vote pas, si elle considère que c'est légal ou que c'est illégal... Vous ne pouvez, dans votre question, lui reprocher d'être allé voter ».

Les questions posées aux témoins suivants pour savoir s'ils avaient eu ou non connaissance des décisions judiciaires ont continué, sans que soient renouvelés le « reproche » ou la remise en question du fait qu'ils étaient allés voter. De toute évidence, Marchena et le tribunal ne se focalisent ni sur les gens, ni sur la décision de chaque citoyen d'aller ou non voter et de participer ou non au 1-O. Ils ne peuvent pas le faire car il s'agit-là de droits inaliénables et fondamentaux des individus, et dans ce cas précis il est absolument évident que le président du tribunal doit y prêter attention. La question, pour eux, suit une autre voie, celle – selon Marchena – du « juridiquement pertinent », comme tout détail concernant l'un ou l'autre des accusés. Autrement dit, ce qui réellement importe au tribunal c'est ce que pourraient dire les votants permettant de penser que les rassemblements qui ont eu lieu devant ou dans les bureaux de vote pour protéger les urnes avaient été organisés par le gouvernement [catalan], ou si les manifestations contre les interventions de la police espagnole et de la Guardia civil avaient été préparées et dirigées depuis une structure contrôlée par des membres de ce gouvernement ou par les représentants des organisations sociales, et si cela avait été fait dans le but évident et bien organisé, d'une part, d'empêcher par la force les corps de police d'exécuter l'ordre judiciaire d'arrêter le référendum et, d'autre part, de faire plier la volonté de l'Etat [espagnol, n.d.t.].

Les témoins d'aujourd'hui ont dit « non » : cette détermination à aller voter était la leur, cette volonté de demeurer dans les bureaux de vote, d'y protéger les urnes et les autres votants était leur idée ; ils ne formaient pas une « masse » manipulée et dépourvue d'opinion, obéissant à des ordres et des instructions précises pour entraver l'action de la police. Le témoignage de Carme Budé, elle aussi de Dosrius, a été sans équivoque sur ce point. « Saviez-vous que la Guardia civil était en train d'exécuter un ordre judiciaire ? » « Non, et jamais je n'aurais pu imaginer qu'ils puissent venir dans un village comme Dosrius, un si petit village. » « Avez-vous eu connaissance de l'appel à aller voter ce jour-là lancé par les politiques ? » « Non. Mais qu'ils m'aient demandé d'aller voter ou qu'ils m'aient demandé de ne pas y aller, moi, ce jour-là, je serais allé voter de toute façon ».



Aucun de ces témoins ne dit être passé par là par curiosité, pour voir ce qui se passait dans les bureaux de vote. Non. Ils avaient tous la ferme intention de voter et de mettre leur droit de voter, leur droit de participer à cet acte politique, à ce référendum, au-dessus de toute ordonnance judiciaire. Et ils ne s'en cachaient pas. A ce moment le parquet essaye de gratter un peu de guetter des témoignages de passivité ou de connivence des Mossos d'Esquadra, ou des directives pour occuper les bureaux de vote pendant des heures et empêcher l'entrée des policiers. « Cela a été spontané, nous nous sommes nous-mêmes organisés », disent les témoins. Mais juges et procureurs ne comprennent pas, c'est pour eux inconcevable. Le 1-O est allé bien au-delà de toutes les espérances ; la violence policière y a contribué, elle a servi de catalyseur, incitant nombre d'habitants qui, peut-être, au début, ne s'étaient pas sentis concernés, à se rendre dans les bureaux de vote, non seulement pour y voter, mais aussi pour les protéger. La violence déployée dès la première heure dans certains de ces bureaux, choisis avec soin, a entraîné un effet de panique et de peur généralisé mais également de cohésion, comme l'ont expliqué plusieurs témoins. Le parquet, lui, veut présenter ces électeurs comme les pions d'une stratégie de la rébellion.

« Une policière est arrivée et m'a collé un coup de poing »

Le problème des procureurs, à présent, c'est que la « masse » et les « murs humains » sont en train de prendre corps ; ils ont des visages, des yeux, leur voix sont près de se briser quand ils racontent la peur qu'ils ont ressentie et la violence qu'ils ont vue. Me Jordi Pina a sélectionné avec intelligence les témoignages de cette semaine, parce qu'il a présenté au tribunal des individus supposément rebelles dont l'image et les paroles réduisent en miettes la fiction de l'accusation. Comme, par exemple, Pere Font, un ingénieur des télécommunications, retraité, qui était allé voter à l'école primaire Victor Català du quartier de Nou Barris à Barcelone. Cet homme âgé a expliqué qu'il était arrivé au bureau de vote à sept heures du matin, que celui-ci s'était peu à peu rempli de gens qui avaient commencé à voter et comment peu de temps après étaient arrivées les forces anti-émeutes de la police espagnole. Le témoin a raconté comment tout le monde s'était réfugié dans une salle de classe et s'était assis par terre, les mains en l'air, comment les agents étaient entrés en utilisant une masse et des tenailles. Puis, un instant plus tard, comment, sans rien dire, ils avaient évacué les gens brutalement. Lui, ils l'avaient attrapé par les testicules, l'avaient violemment soulevé et l'avaient traîné jusqu'à la rue. Là, il s'était plaint à un autre policier du traitement qu'il avait reçu. Mais à ce moment-là, a-t-il ajouté, « une policière est arrivée et m'a collé un coup de poing dans la figure ».

Ce sont donc eux les rebelles ? La rébellion et la sédition exigent une violence qui n'a pas existé malgré la brutalité de la police. Le procureur Maza et les magistrats Lamela et Llarena ont déformé les faits afin de pouvoir argumenter que si violence il y avait eu, cela avait été de la faute du gouvernement catalan qui poursuivait un but précis. Marchena l'envisagera-t-il ainsi, lui aussi ?

Que se passera-t-il demain ?

Demain, nous continuerons à entendre les témoins de la défense proposés par Me Jordi Pina, avocat de Jordi Sànchez, Jordi Turull et Josep Rull. Tous ont voté au référendum du Premier octobre 2017.

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Le mystère Joan Bonanit révélé au Tribunal suprême ou comment les votants prennent l'avantage sur les procureurs

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