La passion de Junqueras et la rigueur de Forn enfoncent les accusations



Le Parquet qui fait le jeu de Vox est déstabilisé par les stratégies de réponse divergentes choisies par Junqueras et Forn pendant leurs interrogatoires
Quand le procureur, au sein même du tribunal suprême espagnol, se réfère au président de la Generalitat Carles Puigdemont en tant que « délégué de l'Etat espagnol », on comprend clairement quelle arrière-pensée et quel angle d'approche on retrouvera pendant ce procès. Il en est de même quand il demande à Joaquim Forn s'il est membre de l'ANC ou d'Omnium cultural, sous-entendant que ce pourrait être une circonstance aggravante. C'est l'accusation elle-même, dans son ensemble, qui fait de ce procès un procès politique, en particulier toutes les preuves et tous les dossiers qui lui servent de socle, discrédités les uns après les autres aujourd'hui lorsque le procureur lui-même, Fidel Cadena, a tenté sans succès de piéger Joaquim Forn pendant son interrogatoire. Joaquim Forn a voulu répondre aux questions du Parquet, mais le procureur s'est peu à peu lui-même empêtré dans un mélange de questions fallacieuses, d'erreurs et d'agacements aux antipodes de la force des faits exposés par Forn, renforçant par là-même l'affirmation par laquelle Oriol Junqueras avait commencé son intervention disant qu'il s'agissait bien là d'une persécution politique : « Nous sommes dans un procès politique et en ce moment je me considère comme un prisonnier politique ».

Le ministère public joue le jeu de Vox
Oriol Junqueras a commencé la phase des interrogatoires. Contrairement à Joaquim Forn, il n'a voulu répondre à aucune des questions des accusations. Pas une minute de plus que le temps strictement nécessaire à les laisser parader après les paroles dures et agressives prononcées hier par les accusations qui avaient traité les gens qui étaient allés voter le 1er octobre (1-O) et qui avaient été victimes de la violence policière de « mur humain jeté contre les forces de sécurité de l'Etat » par les dirigeants politiques et associatifs maintenant assis sur le banc des accusés. Pour le moment, Vox a plutôt un rôle de témoin parce que le Parquet anticipe ses interventions. Le Parquet joue déjà le jeu de Vox, se contrôlant si peu qu'il fait le travail du parti de l'ultra-droite. De sorte que Marchena est obligé d'opposer une fin de non recevoir à leurs extravagantes prétentions, comme celle de vouloir interdire aux accusés de porter des nœuds jaunes ou de s'obstiner à poser des questions aux accusés alors que ceux-ci avaient dit qu'ils ne répondraient à aucune. Toutes ces extravagances et négligences de Vox permettent au juge, quand il les rappelle à l'ordre, de donner, par ricochet, l'image d'une certaine neutralité.

Ce n'est qu'une apparence. Car les décisions de fond de Marchena, celles qui peuvent avoir une influence déterminante dans le procès, portent préjudice aux défenses. Elles n'ont pas autant de visibilité face à l'auditoire que ses rappels à l'ordre aux avocats de l'ultra-droite, mais elles peuvent être plus lourdes de conséquences, comme par exemple lorsqu'il rejette des preuves déterminantes pour les défenses, telle l'expertise des officiers de la police du Royaume-Uni. Il a tout de suite voulu poser des limites aux avocats qui protestaient en les interrompant sèchement et en les avertissant qu'ils ne devaient ni sortir des considérations techniques, ni chercher à exposer leurs opinions personnelles. Il a tracer devant eux une ligne rouge bien définie à ne pas franchir. Mais tout de suite après Oriol Junqueras est allé bien plus loin dessinant très clairement dès le début de sa déclaration le panorama dans lequel nous nous trouvions. Sa mise au point a été immédiate. Ceci est un procès politique. « Puisque je ne renonce pas à mes convictions démocratiques et puisque les accusations n'arrêteront pas de me poursuivre pour cette raison, je me trouve dans une situation d'impuissance, dans le sens où je suis accusé pour mes idées et non pour mes actions ; c'est la raison pour laquelle, attendu que je suis dans un procès politique et attendu que je suis un responsable politique et que je me dois à mes électeurs, je ne répondrais à aucune des questions des accusations ».

Junqueras n'a répondu qu'aux questions de son avocat, Me Van den Eynde, qui l'a interrogé sur ses convictions, sa formation, ses responsabilités et son engagement non-violent vis-à-vis de l'indépendance, assortis d'une volonté permanente de dialogue permettant seul d'arriver à un accord. Il a affirmé que l'indépendantisme continuera dans la voie de la démocratie vers l'indépendance, « quel que soit le résultat de cette procédure ». « Nous n'avons commis aucun délit, absolument aucun, voter dans le cadre d'un référendum n'est pas un délit, travailler pour l'indépendance de manière pacifique n'est pas un délit, nous n'avons commis aucun des délits que l'on veut nous attribuer ». Oriol Junqueras a déclaré avec passion, véhémence et beaucoup de clarté.

La chaise vide
Oriol Junqueras a renforcé sa déclaration avec une métaphore : celle de la chaise vide devant laquelle ils se sont trouvés pendant des années alors qu'ils essayaient de négocier avec l'Etat espagnol la possibilité de consulter le peuple catalan. Assis à la table devant laquelle déclareront tous les accusés et témoins durant les mois que durera le procès, Junqueras faisait des gestes avec les mains désignant de l'autre côté une chaise invisible, parce qu'elle l'a toujours été. La métaphore était si forte que le spectateur qui suivait les débat à travers la retransmission télévisée demeurait les yeux fixés sur la non-chaise. « Si j'y mets autant de passion c'est que, jusqu'à maintenant, je n'ai pas pu m'exprimer », a-t-il avoué. De toute son intervention se dégageait cette urgence de dire publiquement tout ce que la prison lui a interdit de dire depuis un an et trois mois. « Qu'est-ce que je fais ici ? » Assumer mes responsabilités et avoir la possibilité de m'adresser à vous et à tous ceux qui nous regardent pour dire que c'est une question qui exige une solution politique. Que le vote des citoyens doit être respecter. J'ai assumé d'être emprisonné et d'avoir peut-être à passer un an et demi sans pouvoir parler. Mais maintenant je profite de cette occasion pour dire que nous avons besoin d'une solution. Tous les démocrates doivent se sentir concernés. Le vote doit être respecté.

Au fur et à mesure que l'interrogatoire progresse, les déclarations de Junqueras s'orientent vers une mise au point davantage accusatoire, lorsque le dialogue entre lui et Me Van den Eyde devient plus concret et que son avocat lui demande de préciser son rôle dans l'organisation du 1-O, avant et après, il répond qu'il était impensable qu'il ait pu y avoir des violences, compte tenu du caractère pacifique des manifestations indépendantistes des derniers temps et des appels à la non-violence des personnes qui convoquaient. C'est pourquoi personne n'aurait jamais pensé qu'il ait pu y avoir une réponse si violente de la part de la police espagnole et de la Guardia civil parce que celle-ci n'était absolument pas justifiée. Absolument pas justifiée. C'est à ce moment que Junqueras a changé de tactique et s'est mis soudain à accuser l'Etat. « Voter n'est pas un délit, mais l'empêcher par la force, l'est ».

Lui-même est allé voter. Il a tenté de le faire dans son bureau de vote, chez lui à Sant Vicenç dels Horts. Il a expliqué qu'il n'avait pas pu parce que les Mossos (la police catalane) avaient fermé celui-ci. Mais les listes électorales universelles ayant été activée dès le matin du 1er octobre, il a pu aller voter dans un autre bureau de vote. Evidemment, expliquait Junqueras, avec les listes universelles actives, il était impossible d'arrêter le vote. Alors pourquoi, dans ce cas, la police espagnole a-t-elle agit avec autant de brutalité ? A quoi servait de fermer un bureau de vote quand il était évident que chacun pouvait aller voter dans un autre ? Il est évident que ce n'était pas pour empêcher que l'on puisse voter que les bureaux de vote ont été fermés avec tant de violence ». Pourquoi l'ont-il fait alors ? Junqueras, de nouveau, accusait. « Le monde entier a pu voir la violence avec laquelle se sont comportés certains membres de la Guardia civil et de la police espagnole. C'est incontestable, on l'a vu sur tous les écrans de télévision partout dans le monde. Les coups de pied, les agents précipitant les gens dans les escaliers. Une violence injustifiée et absolument pas nécessaire qui infirmait le mandat judiciaire ». Junqueras accusait.

La frustration du procureur
La déclaration de Joaquim Forn a couronné les propos percutants du président d'Esquerra Republicana Catalana (ERC). Sa décision de répondre à toutes les questions du ministère public et à celles de l'avocat général (mais pas à celles de Vox) lui a donné la possibilité de pouvoir contrer pendant quelques heures les attaques – que ce dernier a reprises et détaillées – d'un récit accusatoire qui ne tient pas. Les insinuations du procureur Cadena et de l'avocate générale Rosa Maria Seoane construites à partir de faits relatés de façon incomplète et partiale, occultant toute une série d'informations que Forn a peu à peu données, cédaient l'une après l'autre. Tout leur argumentaire leur tombait des mains. Qu'insinuaient-ils tout le temps ? Qu'il y avait eu un plan orchestré et dirigé par les responsables politiques et associatifs pour agglutiner les masses fébriles et les précipiter violemment contre les agents de police ? Forn leur a expliqué qu'en Catalogne les gens avaient la capacité de manifester et de protester et que, quelque soit l'importance de la foule réunie, ils savaient s'organiser de manière pacifique. Comportement que, visiblement, le ministère public ne comprenaient pas.

En résumé, Forn a fait comprendre clairement sa position politique, en cohérence avec celle de l'ensemble du conseil exécutif du gouvernement de septembre 2017 qui était de mener à bien le référendum respectant en cela l'engagement politique qu'ils avaient pris. Il avait alors expliqué clairement aux Mossos que ceux-ci devaient agir en tant que police judiciaire. Forn a présenté la partie de la résolution de la juge Mercedes Armas sur l'ordre d'empêcher la tenue du référendum du 1er octobre dissimulée par l'accusation qui précisait que la police devait exécuter l'ordre qu'elle avait reçu « sans que cela n'affecte la bonne cohabitation avec les citoyens ».

Le procureur Cadena s'est senti de plus en plus frustré car il ne pouvait pas emmener Forn là où il aurait voulu l'emmener. Puis il a commencé à commettre des erreurs, à faire des faux pas et à avoir des écarts de langage, comme lorsqu'il a fait référence au président de la Generalitat de Catalogne l'appelant « délégué de l'Etat en Catalogne ». Ou lorsqu'il s'efforçait de faire dire à Joaquim Forn qu'il avait adhéré à un rapport qui disait que le 1-O il y aurait un référendum et qu'il fallait prendre des mesures de sécurité pour prévenir tout incident ; comme si ces incidents avaient pu être un début de rébellion, et non les mesures que prend habituellement la police quand il y a un événement rassemblant tant de personnes, c'est-à-dire prévoir les risques et les incidents qui pourraient avoir lieu.

Joaquim Forn a répondu à toutes les questions des accusations. Il a analysé les preuves que le Parquet considérait comme incriminantes démontrant qu'elles ne l'étaient en aucune façon, comme par exemple l'interview qu'il avait accordée à Vilaweb, publiée le 11 octobre 2017 (entrevista a VilaWeb de Joaquim Forn ). Son avocat, Me Melero, a lu à haute voix la partie de l'interview que le Parquet oublie systématiquement, celle qui disait qu'il ne fallait en aucun cas arriver à un affrontement entre les différents corps de police et que tout devait être fait de manière pacifique et qu'il fallait favoriser le dialogue.

Me Melero a complété l'interrogatoire d'une composante politique pour mettre hors de cause son client, composante qui est intervenue dans la décision de non mise en œuvre de la déclaration d'indépendance après sa proclamation au Parlement de Catalogne. L'objectif était de nier devant le tribunal et devant les accusations que la République avait été rendue effective, un facteur de mise hors de cause de plus. « N'y a-t-il rien eu qui puisse faire penser en la création d'un nouvel Etat ? », lui a demandé Me Melero. « Non, à ce moment-là il y a eu plusieurs discours politiques sur les marches du Parlement. Les décisions n'ont été publiées ni au DOGC ni au Journal officiel du Parlement », a-t-il répondu. « N'y a-t-il eu aucun appel à la population, les chancelleries européennes ont-elles été jointes par téléphone, a-t-on communiqué quelque chose au gouvernement espagnol ? », lui a demandé son avocat. Forn a répondu non à tout.

La première semaine du procès a permis de se rendre compte que les défenses étaient très bien préparées, que l'intensité et la cohérence des déclarations des accusés, leur niveau d'éloquence, leur concentration sont particulièrement élevés et que les avocats sont capables de s'adapter au fur et à mesure de l'avancée du procès pour pouvoir coopérer les uns avec les autres et coordonner leurs stratégies. En revanche, très surprenantes sont les maladresses de toutes les accusations, leur précipitation et leur manque de préparation. Mais une question plane sans cesse au-dessus de la prétentieuse salle d'audience du tribunal suprême espagnol dont on ne connaîtra la réponse que dans plusieurs mois : le verdict est-il déjà écrit ?

Que se passera-t-il la semaine prochaine ?
La première semaine du procès s'est achevée avec le début des déclarations des accusés. Après Junqueras et Forn, mardi prochain les audiences reprendront avec les interrogatoires de Jordi Turull, Raül Romeva, Josep Rull et Dolors Bassa, dans cet ordre. Les déclarations des accusés occuperont probablement les trois jours réservés au procès la semaine prochaine, de mardi à jeudi. Nous pourrons découvrir quelles stratégies suivront les accusés, s'ils répondront, comme Joaquim Forn, aux questions des accusations ou seulement, comme Oriol Junqueras, à celles de la défense.

Source: La passió de Junqueras i la solidesa de Forn es mengen les acusacions (Josep Casulleras Nualart, Vilaweb, 14/02/2019)

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