L'effondrement du dossier de l'accusation contre le « procès » vu depuis l'intérieur du tribunal



Chronique, depuis le prétoire, sur les défenses de Jordi Turull et de Raül Romeva
Au moment où le juge Manuel Marchena annonce qu'il suspend la session, les familles des prisonniers, qui sont assises à l'avant-dernier rang de la zone réservée au public de la salle d'audience du tribunal suprême espagnol, se précipitent vers la zone réservée et surveillée par deux agents de police, là où le procès se tient à proprement parler. Elles veulent profiter jusqu'à la dernière seconde de cette possibilité de pouvoir les toucher, de pouvoir échanger quelques mots, de les serrer dans leurs bras, avant qu'ils ne soient emmenés de nouveau vers les prisons de Soto del Real et d'Alcalá Meco. C'est un moment chargé d'émotions ou compagnes et compagnons, enfants, amis et relations tentent de grappiller ces petits insatants si difficiles à obtenir depuis si longtemps. Il y a quelques regards embués de larmes, mais également beaucoup de sourires, de mains serrées et de poings fermés. Aujourd'hui, on perçoit une attention spéciale pour Jordi Turull et Raül Romeva, les deux prisonniers interrogés dans la journée et dont les interventions ont contribué à enfoncer un peu plus un dossier d'accusation que le parquet lui-même a la plus grande difficulté à soutenir car celui-ci ne s'appuie sur aucun argument solide.

Le prétoire où se déroule l'audience, est plus grand qu'il ne semble à travers la retransmission télévisée qui ne cadre que la moitié de la salle et ne permet pas de prendre la mesure de sa véritable hauteur, immense, avec un plafond baroque surchargé, au centre duquel trône un grand lustre de cristal qui pend au-dessus des bancs des accusés. Lorsque le public entre dans la salle, ils y sont déjà, ainsi que leurs avocats, les accusations et les magistrats. L'air est froid et sec. Au premier rang du public, suivant l'ordre établi, siègent las autorités, représentées aujourd'hui par Elsa Artadi, Alfred Bosch et Damià Calvet, la députée de JxCat [Ensemble pour la Catalogne] Gemma Geis et le président du PNB [parti national basque] Joseba Egibar, entre autres. Aux rangs suivants, les journalistes qui, aujourd'hui, ont été autorisés à entrer. Car aujourd'hui, nous avons pu y être. Mais, malgré tout, il reste beaucoup de chaises vides. Sur les bancs derrière nous sont assises les familles des accusés et, tout au fond, le public qui a fait la queue depuis les premières heures de la matinée et a réussi à se faire accréditer. Dans ce groupe, on trouve les observateurs internationaux représentés aujourd'hui par Joaquín Urías, ex-avocat du Tribunal constitutionnel espagnol, et John Philpot, avocat québécois expert en droit international qui a plaidé au Tribunal pénal international de La Haye au Kenya et au Tribunal pénal international pour le Rwanda.

La vision de la salle depuis le public
Depuis les bancs du public, nous assistons à une espèce de représentation qui a lieu dans un espace situé deux marches au-dessus de nous et où se trouvent les principaux protagonistes : les accusés, qui nous tournent le dos. Nous voyons leur nuque pratiquement tout le temps, sauf pendant ces furtifs moments où ils se retournent discrètement pour regarder vers nous, cherchant un regard de complicité avec leur famille et leurs amis, souriants, comme s'ils voulaient leur transmettre cette confiance qu'ils ont en eux. Il y a également les moments où ils parlent à voix basse entre eux : surtout Jordi Cuixart, le plus souriant depuis le premier jour, parlant avec Carme Forcadell, assise à sa droite. Josep Rull et Jordi Turull, assis devant eux, échangent eux aussi des commentaires avec elle. La complicité entre Dolors Bassa, assise sur la partie droite de l'avant-dernier banc, et Meritxell Borras, assise au dernier banc, à côté de Carles Mundó et de Santi Vila, est évidente. Santi Vila, assis tout au fond de la salle, à droite, est celui qui parle le moins avec les autres accusés.

A droite, les accusations ; à gauche, tous les avocats de la défense. Depuis sa déclaration, jeudi dernier, Oriol Junqueras est assis derrière son avocat, Me Van den Eynde, laissant vide la place qu'il occupait sur le premier banc des accusés. En revanche, Joaquim Forn et Jordi Turull sont restés assis au même endroit après leurs déclarations. Tout au fond de la salle, le juge Marchena entouré des six autres magistrats, trois de chaque côté. Cette scène est l'aboutissement théâtralisé de plus d'un an d'instruction et de tourments supportés par tous les accusés. Mais à chaque fois que l'un d'entre eux a été appelé à déclarer et à occuper la chaise qui se trouve juste devant le tribunal, les fondements de ce procès si spécial en ont été un peu plus ébranlés. Aujourd'hui, Jordi Turull et Raül Romeva ont déclaré, utilisant, comme cela a été fait hier par Junqueras et Forn, deux stratégies de défense bien différentes mais complémentaires : le premier répondra aux questions du ministère public et de l'avocate générale et le second répondra seulement à celles de son avocat.

Jordi Turull en découd avec l'accusation
Turull a commencé rapidement à en découdre avec l'accusation à propos des faits de l'automne 2017 et a démontré brillamment comment il était possible de transformer l'accusateur en accusé. Aujourd'hui, l'interrogatoire a été mené par le procureur Jaime Moreno, en lieu et place du malheureux et inorganisé Fidel Cadena. Moreno s'en est tiré un peu mieux que son prédécesseur ; il a essayé d'être un peu plus précis et incisif, mais, au fur et à mesure que l'interrogatoire avançait, il en perdait le fil. Il n'a su le retrouver que lorsqu'il a interrogé Turull sur les détournements supposés, lui présentant des factures et des documents prétendant démontrer que la Generalitat s'était servie de fonds publics pour organiser le référendum, soit lors de sa commande de l'annonce du référendum du 1-O à la CCMA (Corporació Catalana de Mitjans Audiovisual), [organisme public de gestion des moyens de communication audiovisuels de la Generalitat de Catalogne], soit lors de la distribution par Unipost du matériel électoral. Sur ce point, Jordi Turull a dû expliquer pourquoi aucun de ces documents ne pouvait constituer une preuve de malversation au sein d'une Generalitat dont les finances avaient déjà été mises entièrement sous tutelle par le gouvernement espagnol, en particulier ses comptes contrôlés au centime près par le ministère dirigé par Cristóbal Montoro.

Cependant, quand le juge Moreno a voulu entrer sur le terrain de la rébellion, quand il a essayé de consolider un récit délirant de la violence qui, en cette deuxième semaine du procès, est déjà en train de s'enfoncer, il en a perdu complètement le fil. Turull, lui, avec habileté, a constamment cherché à recentrer le débat : toutes les charges qui figurent dans ce dossier d'accusation bafouent les droits fondamentaux. « Nous nous prévalons de nos droits », a-t-il dit. La perversité de ce procès c'est que l'acte d'accusation qui porte sur un délit est un présupposé alors qu'il faudrait commencer par établir qu'il y a bien eu délit.
[VÍDEOS] Les quinze bufetades dialèctiques de Turull al fiscal (les cinq soufflets dialectiques de Jordi Turull au procureur)

Lorsque l'on écoute les questions du procureur et les réponses que Turull lui donne, il est facile de se rendre compte qu’aucun effort n’a été fait, aussi minime soit-il, pour comprendre ce qui s'est réellement passé en Catalogne pendant toutes ces années, ni l'étendue sociale du mouvement indépendantiste. L'incurie est telle que le procureur a fait projeter sur les écrans de la salle d'audiences l'affiche des voies du train du référendum avec le slogan « Je suis né avec la capacité de décider ». Il est allé jusqu'à demander à Turull de lui expliquer ce que signifiait cette phrase car il ne la comprenait pas en catalan. Et c’est bien de bien de l'accusation principale dont il s'agit.

Le syndrome de Vox
Les avocats de la défense n'en revenaient pas. Sous sa barbe, Me Salellas esquissait même un sourire en voyant comment le procureur s'engageait tout seul dans une impasse. De l'autre côté de la salle, les accusations avaient l'air très mécontentes. En particulier les deux avocats de Vox, gominés, secs, l'air sévère, réduits au silence toute la journée car personne ne veut entendre leur voix. Javier Ortega Smith a les yeux rivés sur l'écran de son téléphone portable ou sur ses papiers, la tête appuyée sur sa main gauche, exhibant le bracelet avec le drapeau espagnol. L'une des rares fois où il a relevé la tête, c'est quand Raül Romeva a dénoncé devant le tribunal le paradoxe suivant qui est une véritable honte : comment est-il possible que quelqu'un comme lui ou comme l'ensemble des autres accusés, défenseurs des droits de l'homme et des valeurs européennes, ayant toujours soutenu un militantisme politique pacifique et non violent, se trouvent sur le banc des accusés pendant que ce système judiciaire permet qu'un parti politique porteur d'idées totalement à l'opposé des leurs, niant le droit à la différence et peu préoccupé de défendre les droits civils des citoyens et les valeurs européennes se trouve, lui, sur le banc de l'accusation. L'énumération par Romeva de sa trajectoire personnelle, de son engagement dans des mouvements sociaux et dans une politique en faveur de la paix et des droits humains a donné des frissons au public. Nous ressentions tous des frissons à l'entendre parler là, tout en sachant que depuis un an il est emprisonné, accusé d'avoir fomenté un soulèvement violent inexistant.
[VÍDEOS] La lliçó de Romeva sobre l’autodeterminació al Suprem, en deu moments (la leçon sur l'autodétermination faite par Raül Romeva au Tribunal suprême espagnol, en dix moments clef)

C'est exactement ce que Jordi Turull, un peu plus tôt, avait essayé de leur faire comprendre : que l'attitude des Catalans à l'automne 2017 avait été pacifique, comme toujours lors des grandes mobilisations. Il ne cessait de leur répéter qu'il s'agissait d'un mouvement allant du bas vers le haut. « C'est un manque de respect envers les Catalans. Les Catalans ne sont pas des moutons, ils ne sont pas militarisés. Ce mouvement va du bas vers le haut. Nous, les politiques, nous essayons juste de respecter une demande sociale en lui donnant une issue politique. Vous vous trompez, vous ne savez pas où se trouvent les racines. »

C'est la raison pour laquelle ils sont incapables de comprendre que c'est grâce au soutien et à l'ingéniosité de la société civile qu'il a été possible d'organiser le référendum du 1-O et pas seulement parce que le gouvernement l'avait mis en œuvre et était arrivé jusqu'où il pouvait arriver pour que, précisément, il ne puisse être accusé de malversation. Malheureusement, si la participation de l'ensemble des citoyens organisés est capitale, elle ne s'insère ni dans le schéma mental du procureur, ni dans celui de l'avocate générale, ni dans celui du juge Marchena, ni dans ceux des six autres magistrats et encore moins dans ceux des avocats de l'ultra-droite Vox. La capacité associative et la collaboration qui ont permis la mise en marche et l'utilisation des listes électorales universelles ainsi que l'arrivée des urnes dans tous les bureaux de vote sans que la police ne soupçonne rien ne correspond pas à leur schéma de pensée.

Jordi Turull met ce fait en lumière. Il le leur dit face à face et retourne contre l'accusation ses propres arguments : quand le procureur a voulu présenter l'utilisation des listes électorales permanentes et universelles comme un élément aggravant du 1-O, Turull a démontré qu'au contraire leur utilisation avait contribué à éviter la violence. La violence de la police, évidemment. L'exemple donné par Turull a été impressionnant : il a décrit comment la police avait fait éclater les parois vitrées du pavillon de Sant Julià de Ramis, là où devait aller voter le président Carles Puigdemont et que les listes électorales universelles lui avaient permis d'éviter cette violence, puisqu'il avait pu aller voter à Cornellà de Terri. Il s'est fait photographier et la photo a été diffusée sur les réseaux sociaux ; cet exemple a permis aux citoyens de comprendre qu'ils pouvaient faire de même, qu'ils pouvaient éviter la violence policière en allant voter dans des bureaux où ils ne seraient pas matraqués. Irréfutable : un argument disculpant les accusés et en même temps inculpant l'Etat, a-t-il souligné.

Le juge Marchena l'écoutait avec attention, une main sous son menton. Les autres magistrats faisaient de même, plus ou moins attentifs : la juge Ana Maria Ferrer García, la seule femme du tribunal, prenait beaucoup de notes et suivait avec intérêt et attention les déclarations des accusés ; le juge Andrés Palomo, qui siège le plus à la droite du juge Marchena, était également très attentif ; en revanche, à côté de lui, le magistrat Luciano Varela, l'un de ceux qualifié de « progressiste », faisait des efforts démesurés pour ne pas s'endormir, baillant constamment, le visage caché derrière sa main ouverte, luttant pour ne pas « piquer un petit roupillon ». Enfin, juste à côté de Marchena était assis, guindé et inexpressif, Juan Ramón Berdugo : on aurait dit qu'il calculait les minutes restantes pour que s'achève enfin la session de la journée. Jusqu'à ce que, à la fin de la déclaration de Romeva, le juge Marchena, lève l'audience. Les familles ont alors couru embrasser les prisonniers. Les agents de police contrôlaient que personne ne dépasse la ligne de séparation et montraient aux accusés la porte de sortie pour qu'ils ne traînent pas trop. Les dernières paroles de Romeva adressées expressément au tribunal résonnaient encore : « Si nous sommes ici, c'est parce que ceux qui auraient dû résoudre politiquement ce problème vous en ont transféré la responsabilité, à vous les juges. Je vous demande de le garder à l'esprit ».

Vu et entendu
Et s'ils n'y voyaient pas de rébellion ?
Dans les couloirs du tribunal suprême espagnol, avant et après les sessions, s'est engagé un intense débat entre juristes, avocats et journalistes sur le devenir de ce dossier d'accusation. Un débat qui trouve son origine dans l'une des questions qu'on entend le plus souvent : le verdict est-il déjà rendu quoiqu'il se passe dans la salle d'audience ? Parmi ces juristes, dont certains sont venus en tant qu'observateurs internationaux, plusieurs sont convaincus que le tribunal présidé par Marchena ne peut se permettre un vote discordant dans le verdict, ce qui constituerait un scandale. En effet, dans une affaire d'une telle transcendance politique, sociale et historique, Marchena cherche d'une façon ou d'une autre l'unanimité. En conséquence, il est possible que tombe le chef d'accusation concernant la rébellion parce qu'il est impossible de démontrer l'élément de violence que requiert ce type de délit pénal, tout simplement parce qu'il n'y a pas eu de violence.

Le débat est très expectatif, de sorte que certains des politiques catalans venus au tribunal suprême apporter leur soutien aux prisonniers se demandent s'il ne faudrait pas renforcer l'idée que l'acquittement est le seul verdict acceptable, en particulier pour que ne se répète pas ici ce qui s'est passé dans le cas des jeunes d'Altsasu qui, finalement, n'ont pas été condamnés pour terrorisme mais ont, en revanche, écopé de lourdes peines de prison au motif d'autres délits. Ainsi, un verdict qui écarterait la rébellion pour chercher l'unanimité pourrait impliquer des condamnations pour sédition ou pour conspiration pour la rébellion pouvant atteindre une dizaine d'années de prison.

Que se passera-t-il demain ?
Le tribunal suprême espagnol consacrera toute cette semaine aux interrogatoires des accusés. Demain mercredi, ce sera le tour de Josep Rull et de Dolors Bassa. Ensuite, il restera les déclarations de Meritxell Borràs, Carles Mundó, Santi Vila, Jordi Sànchez, Jordi Cuixart et Carme Forcadell, dans cet ordre-là. Le tribunal devra en avoir fini cette semaine avec l'audition des inculpés ; il est cependant très possible que mercredi et jeudi ne suffisent pas et que, pour le moins, on entende vendredi matin les dernières déclarations des accusés. La semaine prochaine débuteront les déclarations des témoins.

Source : L’enfonsament de la causa contra el procés, vist des de dins la sala (Vilaweb, Josep Casulleras Nualart, 19/02/2019)



Commentaires

Articles les plus consultés