Les défenses commencent à attaquer et mettent en évidence les pires craintes de Marchena



Le jeu en équipe que les avocats ont improvisé dessine l'ombre du Tribunal de Strasbourg au-dessus de l’horizon du Tribunal suprême
Chaos indescriptible ce matin devant le Tribunal suprême espagnol pour y entrer. Journalistes, membres des familles des prisonniers politiques et militants de Vox, auxquels se mêlaient, malgré le véto du ministère de la justice espagnole, des observateurs internationaux qui s’efforçaient d’avoir accès à l'enceinte, du moins en tant qu’avocat... et beaucoup de policiers. À l'intérieur, les avocats mettaient la dernière main à leurs premières interventions en cette ouverture d'un procès historique où sont en jeu la préservation et la garantie des droits fondamentaux des accusés et des droits civils de tout un peuple. En ce premier jour, tout a tourné autour de cela : mettre enfin sur la table du tribunal présidé par Manuel Marchena, le fait que ces droits fondamentaux, y compris la plupart de ceux inclus dans la constitution espagnole, avaient été, dès le tout début, violés et que les magistrats ne sont pas impartiaux, comme l'a bien résumé Me Van den Eynde, l'avocat d'Oriol Junqueras et de Raül Romeva. « J'ai l'impression qu'ici on essaie de montrer que les juges sont là pour défendre l'unité de l'Espagne », a déclaré, dans son intervention, Me Pina, l'avocat de Josep Rull, Jordi Turull et Jordi Sànchez, avant d'ajouter « Mais je vous demande d’être des juges et non des sauveteurs de la patrie car ce n'est pas l'objet de ce procès ». Me Salellas, l'avocat de Jordi Cuixart, a résumé le sens du procès: « Si l’on juge ceux qui exercent des droits fondamentaux, ces droits fondamentaux sont alors remis en question et menacés. Ce procès est une défaite collective de la société espagnole et il ne devrait pas commencer de cette manière ».

Bien montrer qui commande
Au beau milieu de la salle du tribunal, quatre rangées de trois chaises verrouillées sur lesquelles sont assis les douze accusés. C'était, pour la plupart d'entre eux, la première fois que l'on revoyait leur visage après plusieurs mois de captivité ; et nous l'avons fait au travers d'une fenêtre ouverte au public dont le cadre est délimité par le Tribunal suprême, chargé de la réalisation avec quatre caméras du signal de télévision, et par l'agence EFE, la seule à avoir accès à la salle des débats et à avoir l'autorisation de photographier les prisonniers. Nous avons pu les voir, presque tout le temps, sérieux, songeurs, mais ébauchant parfois un sourire, en particulier Jordi Cuixart, le plus expressif de tous, assis à côté de Carme Forcadell.

À gauche des accusés, les avocats de la défense. À droite, des représentants du ministère public, l’avocat général et le parti d'extrême-droite Vox. Et devant, les sept magistrats qui les jugent. Derrière eux, les bancs réservés au public, où se trouvaient, en ce premier jour, le président Quim Torra et les ministres Damià Calvet et Ester Capella, ainsi que les membres des familles : deux par accusé, qui avaient dû traverser une nouvelle épreuve avant de pouvoir pénétrer à l'intérieur du tribunal tôt le matin car, une fois de plus, l'usage arbitraire du pouvoir s'était de nouveau déclenché contre eux, venant s'ajouter au poids insupportable de tout ce à quoi ils doivent déjà faire face : avoir leur compagne, leur compagnon, leurs parents, leurs frères et sœurs emprisonnés depuis plus d'un an, devoir encore se déplacer à Madrid pendant trois mois pour assister au procès...

En effet, on ne les a pas laissés accéder directement au bâtiment du Tribunal suprême. Ils ont dû faire tout le tour du périmètre de sécurité, passer au milieu des manifestants qui réclamaient le châtiment et l'emprisonnement de leurs proches. Ils ont dû essayer toutes les entrées du Tribunal suprême et supporter que des policiers -portant le même uniforme que celui porté par ceux qui avaient matraqué les votants du Premier octobre– fassent barrage devant eux, dans une attitude de provocation, les empêchant de pénétrer dans le bâtiment. Il a fallu faire intervenir certains avocats, et le président catalan Quim Torra a dû demander des explications au cabinet de la présidence du tribunal pour que, finalement, ils les laissent entrer. Le Tribunal suprême s'était gargarisé d'assurances et de garanties envers les accusés, la plus incroyable étant celle qu'ils n'auraient pas à aller prendre leurs repas froid dans les cachots du tribunal. Mais, au moment de la vérité, de nouveau, le système a malmené leurs proches.


Jeu en équipe
Cela s'est passé à l'extérieur. Et à l’intérieur, tout au long de la journée, les avocats ont montré qu’ils pouvaient jouer en équipe, malgré leurs différentes façon d'envisager la défense de leurs clients. Il y a eu un moment fort lorsque l'avocat de Joaquim Forn, Me Melero, a commencé son intervention en ces termes: « Ceci est un procès pénal, ni plus, ni moins, le même que pour juger une arnaque ou un alcoolique. Les accusés n'ont ni plus, ni moins de droits ». Cela tranchait avec l'intervention précédente, celle de son collègue Me Van den Eynde, l'avocat d’Oriol Junqueras et de Raül Romeva, dont l'exposé avait été beaucoup plus politique et plus agressif, énumérant, un à un, tous les droits qui ont été bafoués.

Mais finalement cette dissonance s'est trouvée diluée dans l'ensemble des premiers exposés des avocats. Le pragmatisme technique dont Me Melero a toujours fait preuve n'a pas écrasé les autres interventions : ni celles de Me Pina et de Me Bernaola, avocats de Jordi Sànchez, Jordi Turull et Josep Rull; ni celle de Me Salellas, avocat de Jordi Cuixart, ni celle de Me Arderiu, avocate de Carme Forcadell. Bien au contraire, car Me Melero a également fait équipe et a demandé à la cour de réexaminer le rejet d’un témoignage d’expert déterminant demandé pour la défense de Jordi Cuixart : l’étude faite par un expert de Scotland Yard, Hugh Orde, et par Duncan McCausland, membre à vie de l'association des chefs de la police du Royaume-Uni, chargés d'évaluer techniquement le niveau de la violence qu'il y a eu réellement et à qui en incombe la responsabilité, aussi bien pour le 20 septembre que pour le Premier octobre, conformément aux protocoles d'action d'une police démocratique et au droit de protestation et de manifestation. L’avocat de Joaquim Forn a équilibré sa défense technique pour le mettre hors de cause en tant que responsable des Mossos (police catalane) lors du référendum, invoquant une preuve qui se trouve au cœur de l'ensemble de l'accusation.

Ce témoignage d'experts a été rejeté par la Cour, bien qu'il ait été réclamé par la plupart des défenses des accusés aujourd'hui. Ce témoignage est d'une telle importance qu'il fera beaucoup de bruit, que les juges l'acceptent ou non.

Beaucoup d'autres documents ayant été refusés comme preuves, les avocats, en accord les uns avec les autres, ont protesté violemment : il s'agit de toute l'instruction irrégulière du tribunal n° 13 qui a porté atteinte à de nombreux droits individuels, lorsque, à la demande de Vox, il avait lancé une procédure judiciaire contre l'indépendantisme plusieurs mois avant le référendum. C'est ce qui a été demandé par Me Van den Eynde, qui a placé la Cour européenne des droits de l'homme à l'horizon du procès, rappelant sa récente doctrine sur le danger de persécution de la dissidence politique. Une persécution que l'on retrouve dans cette affaire et qu'il a bien décrite en énumérant les exemples dans lesquels il a été fait obstacle à la liberté d'expression, à celle de manifestation, à l'exercice des droits politiques, à la séparation des pouvoirs ... « un vaudeville procédural », s'est-il exclamé.

Le discours de Me Van den Eynde et celui de Me Salellas, qui se sont orientés dès le début du procès vers les droits de l'Homme, se sont imbriqués l'un dans l'autre et complétés ; ce que l'un avait dit, l’autre n'en parlait pas mais le renforçait en présentant des preuves innocentant son client mais que le tribunal refusait. Ou, au contraire, ils exigeaient que des dizaines de pages du document de l'accusation en soient exclues car portant atteinte de manière flagrante aux droits de l'Homme. Me Salellas a rappelé que le ministère public avait écrit une cinquantaine de pages qui criminalisaient la mobilisation populaire pacifique comme forme de protestation. La coordination entre les différentes défenses s'est installée spontanément, c'est-à-dire que les avocats n'ont pas eu de réunion pour préparer ce début de l'audience de jugement. Il avait déjà été suffisamment compliqué pour les avocats de préparer la défense de leur.s client.s compte tenu des limites imposées par leur emprisonnement, en particulier à Soto del Real. D'une certaine manière, cela a été assez aisé. Que la défense soit plus technique ou plus politique dépendra de la capacité qu'auront les avocats à ne pas déplacer la question des droits de l'homme de l'axe du procès mais à l'amener sur un terrain d'où le tribunal veut la faire sortir.


Vécu et ressenti
La lutte de deux députées allemandes pour dénoncer le procès dans leur pays
Ces derniers jours, il y a eu à Madrid un afflux de Catalans. Cela se voit tout de suite, surtout si l'on se promène dans les rues du côté de la Plaza de las Salesas, là où se trouvent les bâtiments du Tribunal suprême espagnol et, un peu plus haut, celui de la sinistre Audiencia espagnole, plus proche de la rue Genova, à l'ombre du grand drapeau de la Plaza de Colón. Mais des gens d'autres pays sont également venus pour suivre de très près le procès ; malgré le refus du tribunal que préside Manuel Marchena d'accepter des observateurs internationaux dans la salle, nombreux sont ceux qui y sont allés quand même. Et deux députées du parti allemand Die Linke au Bundestag dînaient hier dans un hôtel situé à dix minutes à pied du Tribunal suprême. Elles parlaient avec indignation et perplexité du mépris avec lequel les observateurs internationaux ont été traités par le tribunal.

Les observateurs dérangent
Bien que le Suprême n'ait pas réservé de places pour les observateurs internationaux, certains membres de l'organisation internationale Trial Watch ont pu y accéder. Ce sont Dominique Nogueres, Alexandre Faro, Fabio Marcelli, Frédéric Urell, Bill Mozdzierz et Javier Pérez Royo. Certains ont même pu accéder à la salle des débats.Cependant, la façon dont ils ont été traités a été agressive. Le journaliste Beñat Zaldua l'a expliqué. Un huissier du Tribunal suprême a lancé à Me Frederic Ureel, avocat belge : « Vous êtes peut-être avocat chez vous, mais ici vous êtes dans le public ».

Que se passera-t-il demain ?
Lors de cette première séance du procès, on a pu entendre l'ensemble des interventions des avocats dans le cadre des questions préliminaires dénonçant les violations des droits commises et exigeant les preuves et les témoignages que le tribunal a initialement refusé d'accepter. Demain, nous serons encore dans la phase des questions préliminaires ; ce sera au tour des accusations d'intervenir : le ministère public, l'avocat général et l'accusation populaire portée par le parti ultra Vox, à propos justement des preuves et des témoignages retenus. Comme par hasard, la majeure partie de la documentation et des témoignages fournis par les accusations ont été acceptés, contrairement à ceux de la défense. Cela laisse penser que la séance de demain sera très rapide. Il reste à savoir si, dès l’après-midi, les accusés pourront commencer à déclarer (le premier serait Oriol Junqueras) ou si le tribunal reportera à jeudi le début de leurs déclarations.

Source: Les defenses comencen a l’atac i assenyalen el pitjor temor de Marchena (Josep Casulleras Nualart, Vilaweb, 12/02/2019)

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