Son désir de vengeance fait tomber le Parquet dans un piège



L’agressivité du procureur Zaragoza lors de sa première prise de parole a conduit l’accusation à reconnaître de facto qu’il s’agit bien là d’un procès politique
L’Etat espagnol se trouve devant un problème très particulier avec ce procès qui vient de commencer au Tribunal Suprême espagnol contre les prisonniers catalans : d’un côté, la tension créée par la peur de Strasbourg (Tribunal Européen des Droits de l’Homme, TEDH) s’opposant à la volonté de paraître être garant des institutions, et, de l’autre côté, le désir d’exercer une vengeance et d’alourdir au maximum la punition contre l’indépendantisme catalan, comme le prouve le contenu des accusations entendues en ce deuxième jour de session dans la phase des questions préliminaires.  Le président du tribunal qui juge les 12 accusés, Manuel Marchena, ayant en tête les récentes sentences du TEDH, a tout de suite freiné Vox, l’accusation populaire, quand un des deux avocats qui représentent ce parti d’extrême-droite a demandé d’interdire aux prisonniers de porter des nœuds jaunes pendant le procès. Marchena a invoqué la doctrine du TEDH sur le droit des accusés à montrer des symboles religieux et idéologiques, et a refusé la demande. Cependant, au cours de cette deuxième journée, les trois accusations (Parquet, avocat général, accusation populaire), et en particulier l'avocat général, ont mis plus que jamais en évidence que ce procès est un procès politique. Ils sont en effet tombés dans le piège.

Le discours du procureur Javier Zaragoza a été particulièrement agressif, passionnel, parfois empreint d’agacement. Il a essayé de répondre point par point à la liste des atteintes aux droits fondamentaux qui auraient eu lieu pendant l’instruction et que les avocats de la défense ont dénoncées hier. Il est surprenant qu’il ait oublié un point de la liste : le droit de manifester. Probablement ne qualifie-t-il pas de manifestants toutes ces personnes qui se sont retrouvées devant le ministère de l’Economie le 20 septembre 2017 (20-S), ou celles qui sont allées voter dans les collèges électoraux le 1er octobre 2017 (1-O) puisqu’il les qualifie de « mur humain lancé violemment contre les forces de sécurité de l’Etat ». Une déshumanisation totale.  Quand on n’est pas reconnu en tant qu’individu, en tant que personne digne, ayant capacité à penser et à décider, jouissant de tous les droits reconnus dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et dans la Convention européenne des Droits de l’Homme, il est bien sûr plus facile de violer tout ou partie de ces droits. C’est ce qu’a justifié aujourd’hui le procureur, en particulier lorsqu’il a traité comme quantité négligeable les plus de 1000 blessés du 1-O du fait des brutalités policières, ajoutant qu’il était normal qu’ils soient blessés parce que la police faisait son devoir, sans en remettre en cause, à aucun moment, les méthodes. Il le disait comme si ces blessés n’avaient rien à voir avec les faits examinés au cours de ce procès, comme s’ils ne représentaient pas le cœur de la question : qui était réellement à l’origine des violences qu'on a vues ces jours-là ? Et, en conséquence, qui faudrait-il accuser et condamner vraiment ?

La frustration née de la décision du tribunal du Slesvig-Holstein
Pendant que Javier Zaragoza parlait, non loin de là, dans l’hémicycle du Congrès espagnol, la défaite de Pedro Sánchez se consommait puisqu’il n’est pas parvenu aujourd’hui à faire adopter le budget de l’Etat espagnol. Ces deux choses ont pourtant beaucoup à voir l’une avec l’autre. Comment le gouvernement espagnol pouvait-il imaginer, et son ministre des affaires étrangères, Josep Borrel, le premier, que les partis indépendantistes feraient un geste et permettraient l'adoption du budget quand le Parquet et l’avocat général soutenaient des accusations aussi graves ? Même si, à un moment, la procureure générale, nommée par Pedro Sánchez, María José Segarra, avait proposé d’alléger les chefs d’accusation du Parquet, en éludant les accusations de violences et de rébellion, il est clair aujourd’hui qu’elle allait se heurter aux procureurs Javier Zaragoza et Fidel Cadena qui ont étalé leur agressivité verbale et affiché une attitude d’intimidation et un manque total de volonté de requalifier les faits, ce qui les a conduits à commettre deux nouvelles erreurs : mettre en cause la justice allemande et faire un discours politique. 

L’un et l’autre ont exprimé leur agacement devant la décision du Tribunal Supérieur de Slesvig-Holstein qui a refusé d’extrader Carles Puigdemont pour motif de rébellion. Le procureur Zaragoza qui avait lancé tous les mandats d’arrêts internationaux contre le président et tous les autres exilés présentait le visage de la frustration totale. Aucun des mandats n’a abouti. Les deux procureurs ont accusé les juges allemands d’« ingérence dans les affaires des tribunaux espagnols », et de « ne pas avoir été en accord avec le schéma européen », en expliquant qu’ils étaient intervenus sur le fond de la question en comparant les éléments constitutifs des délits, rébellion en Espagne et haute trahison en Allemagne. Si Marchena commence peut-être à se projeter dans un cadre européen, ce n’est pas le cas des procureurs. En portant de telles accusations, ils annihilent toute possibilité d’échange ou de coopération mutuelle dans un espace judiciaire commun européen. La résolution du tribunal du Slesvig-Holstein représentera, à n’en pas douter, une part non négligeable du dossier qui sera posé sur la table du Tribunal de Strasbourg contre l’Espagne, à l'issue de ce procès.

Sur le terrain des défenses
Bien que le Parquet et l’avocate générale Rosa Maria Seoane aient répété encore et encore que ce n’était pas un procès politique, les deux procureurs, par leurs déclarations, contribuent à ce qu’il en soit un. Parce qu’ils ont beaucoup parlé de politique. Fidel Cadena, dans son intervention, a justifié l’application de l’article 155 (de la constitution espagnole) par le gouvernement de Mariano Rajoy ainsi que la dissolution du gouvernement catalan : « Nous avons finalement dû avoir recours à l’article 155 parce qu’il n’y avait pas d’autre façon de retourner dans la légalité », a-t-il déclaré. Il a aussi critiqué le rôle du gouvernement Puigdemont pendant les semaines qui ont précédé la déclaration d’indépendance, non seulement d’un point de vue juridique mais également d’un point de vue politique. De même, il a longuement exposé les motifs pour lesquels il est impossible que la Catalogne puisse bénéficier du droit à l’autodétermination allant jusqu’à parler de l’incongruïté que ce droit s’exerce ailleurs. Il est de ce fait entré sur le terrain de la défense : parlons de l’autodétermination, parlons des droits de l’Homme.

Par leurs propos, les procureurs ont déclenché une avalanche d’une telle ampleur dans la salle d’audience, que l’avocate générale s’est retrouvée devant une terre brulée. Dans son discours effacé, c’est à peine si elle a évoqué les dénonciations et les réclamations des défenses. Elle n’était d'ailleurs pas très convaincante dans ses affirmations de compétence pour juger des actes de sédition en se constituant partie civile contre un possible détournement de fonds. Elle a essayé pendant près de dix minutes de justifier les propos d’Irene Lozano, la secrétaire d’Etat d’España Global (secrétariat d’Etat chargé de la promotion de l’Etat espagnol à l’extérieur) qui avait, lors d’une interview accordée à la BBC, traité de criminels les prisonniers politiques avant même qu'ils ne soient jugés. Elle en est arrivée à affirmer que les déclarations d’Irene Lozano avaient été sorties de leur contexte et qu’elle avait voulu dire qu’ils devaient être jugés. L’Etat est donc de nouveau entré sur le terrain de la politique et de la justification.

Puis Marchena a enveloppé le procès de garanties procédurales, invoquant dès la première minute, le TEDH, promettant d’accorder davantage de temps aux défenses que ne le prévoit ou préconise Strasbourg, permettant aux accusés de porter des nœuds jaunes dans la salle d’audience et adoptant une attitude pour le moins encadrante envers le parti d’extrême-droite Vox en ce second jour d’audience. L’intervention de l’avocat de l’accusation populaire, Me Fernández, a duré à peine 12 minutes et le rôle du parti d'extrême-droite a été disons anecdotique aujourd'hui. Mais il y a cette photo qui va rester dans les esprits, montrant l’extrême-droite siégeant aux côtés de la justice de l’Etat espagnol accusant des dirigeants politiques et associatifs.

Vu et entendu

Le calvaire de la queue
Il y a un nombre très limité de places assises pour le public qui veut assister au procès : 40 places. Elles sont affectées par ordre d’arrivée des gens qui font la queue à l’extérieur du bâtiment, au niveau des entrées latérales. Comme hier, il y avait déjà du monde dès 5 h 30 du matin. La majorité de ces gens sont des militants de Vox, qui se moquent ouvertement des prisonniers et de leurs familles. Cela fait partie de la campagne de ce parti d’extrême-droite qui, en se portant “accusation populaire”, bénéficie ainsi d’une visibilité incomparable, à quelques mois à peine des élections. Mais aujourd’hui, heureusement, il y a eu des représentants de l’ANC Madrid (Assemblea National Catalana à Madrid) et de Madrileños por el Derecho a Decidir (Madrilènes pour le droit de décider)

Seulement des Basques et des Catalans
Un député, qu’il siège au Parlement espagnol ou dans un parlement autonome, peut bénéficier d’une accréditation pour assister au procès en tant que public. Jusqu’à présent, on a seulement vu des parlementaires basques ou catalans dans l’enceinte de la salle d’audience. Aujourd’hui, la députée de Bildu, Jone Goirizelaia, avocate historique des accusés des procès de la gauche abertzale, a exprimé sa volonté d’y participer en tant qu’observatrice, afin de pouvoir raconter si des opinions politiques auront été jugées ici. Le sénateur d’EH Bildu, Jon Inarritu, était lui aussi présent, exprimant ainsi son soutien aux accusés.

Que se passera-t-il demain ?
Il est probable que demain commencera la deuxième phase de ce procès et que nous entendrons les premières déclarations des prisonniers politiques, tour à tour interrogés par les différentes parties : défenses et accusations. Le premier qui sera appelé à la barre sera Oriol Junqueras, suivi de Joaquim Forn. Répondront-ils seulement aux questions de la défense ou aussi à celles de l’accusation ?  Et à quelles accusations : celles du parquet, de l’avocat général ou, plus improbable, de Vox ? Avant ces interrogatoires, le juge Manuel Marchena informera de la décision prise sur les questions préalables qui ont été discutées les deux premiers jours, en particulier la reconsidération de l’admission des preuves et témoignages demandés par les différentes défenses, initialement refusés par le tribunal ou la production de nouveaux témoignages, comme celui de Juan Ignacio Zoido, demandé par l’avocat de Joaquim Forn, Me Melero. Il sera important de savoir si le tribunal accepte une preuve déterminante pour la défense, proposée par les avocats de Jordi Cuixart et reprise par la plupart des avocats des autres accusés : le rapport d’expertise de Scotland Yard sur les violences du 20-S et du 1-O et sur le comportement de la police. 

Source: La set de venjança fa caure la fiscalia espanyola en un parany (Josep Casulleras Nualart, Vilaweb, 13/02/19)

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