Catalogne : droits civils et politiques en risque




Anna Gabriel à Genève, janvier 2018.
© Laurence Rasti

Le journal de solidaritéS (Suisse), s’est entretenu avec Anna Gabriel, ancienne députée au Parlement de Catalogne pour le parti de la gauche radicale indépendantiste Candidatura d’Unitat popular CUP). Elle revient sur les événements de cette dernière année en Catalogne, à l’occasion de l’ouverture du procès intenté par la « justice » espagnole aux représentant-e-s institutionnel-le-s du gouvernement catalan.


Juan Tortosa : Peux-tu nous rappeler les événements du 1er octobre 2017 ?
Anna Gabriel :
Le 1er octobre 2017 est un jour où se sont passé plusieurs choses, mais c’est surtout un jour où les images de l’un des conflits les plus sérieux au sein de l’Etat espagnol ont parcouru le monde. Ce jour-là, fut célébré un référendum d’autodétermination, pour demander aux citoyen-ne-s catalan-e-s s’ils/elles voulaient devenir une république indépendante du royaume d’Espagne. Mais ce référendum s’est tenu dans des conditions absolument exceptionnelles : non seulement par l’action de la police espagnole, qui se solda par plus de 1 000 blessés et que nous connaissons tous ; mais parce que, dans les mois précédents, des centaines de sites Web avaient déjà été fermés, que des départements du gouvernement catalan avaient été perquisitionnés et 14 hauts fonctionnaires arrêtés ; des poursuites pénales avaient été intentés contre la présidence du Parlement, des activités politiques interdites ; le matériel de diffusion du référendum fut saisi dans les imprimeries et des personnes furent arrêtées dans leurs villages. Par exemple, le siège de la CUP à Barcelone fut assiégé par la police pendant plus de 8 heures, sans ordre judiciaire. Finalement, le 1er octobre, les gens sont venus défendre les collèges électoraux et les urnes avec tant de dignité, parce qu’ils ont senti qu’en ne le faisant pas ils avaliseraient toutes les atteintes précédentes aux droits de réunion, de manifestation, d’expression et de participation politiques. Ils ont senti qu’était en jeu leur vote sur l’indépendance, mais aussi beaucoup d’autres choses.

Vous avez proclamé la République catalane. Quel bilan fais-tu de cette expérience ?
Je crois que l’une des possibilités qu’a impliqué d’œuvrer à la constitution d’une république catalane – il est clair qu’en ce moment, ce n’est pas une réalité matérielle -, c’est d’avoir ouvert l’éventail de tous les rêves. Je veux insister sur ce point, parce que le débat existant en Catalogne durant ces années concernait aussi la santé, l’éducation ou l’armée. Une partie de la population, qui constate un manque de volonté de la part de l’Etat espagnol et de ses pouvoirs pour répondre à la crise économique, à la corruption ou à la perte de souveraineté économique et financière, voit dans la constitution d’une république catalane des possibilités d’ouvrir des débats constituants sur une multitude de question. Ces dernières années, la conscience critique, la sensibilité sociale, le respect de la pluralité ou la volonté de travailler en faveur des relations mondiales éloignées des invasions militaires ont grandi. Par conséquent – et bien que présentement il y ait une montée de la droite et de l’extrême-droite, des discours de guerre et de haine, les personnes républicaines se sentant héritières de la République qui a combattu le coup d’Etat fasciste de 1936 continuent à penser qu’il vaut toujours la peine de lutter pour la république et contre le fascisme.

Vu de l’extérieur, nous avons l’idée que le gouvernement central de Madrid domine aujourd’hui l’action politique en Catalogne. Qu’en penses-tu ?
L’Etat espagnol est un Etat fort au niveau diplomatique, il contrôle l’administration, avec des alliés économiques et financiers, et aussi internationaux, très influents. Il peut compter sur un pouvoir judiciaire qui accepte d’instruire des causes pénales contre des acteurs politiques, mais aussi sociaux, culturels ou éducatifs. D’un point de vue démocratique et de l’état de santé des droits civils et politiques, la situation est très exceptionnelle. Mais c’est aussi une situation où beaucoup de gens prennent conscience que seule une solution politique peut résoudre la situation.

Le 12 février, a débuté le procès contre dix représentant-e-s du gouvernement catalan et deux porte-parole des mouvements sociau (Asamblea nacional catalana, ANC, et Omnium Cultural), actuellement emprisonnés depuis une année. Pourquoi ce procès ?
Le procureur général de l’Etat a intenté une action criminelle contre le gouvernement et contre toute la présidence du Parlement de Catalogne, en les accusant de rébellion et de sédition. Quelques jours auparavant, le 16 octobre 2018, avaient déjà été emprisonnés les présidents de l’ANC et d’Omnium Cultural, une association regroupant 160 000 membres, sous le prétexte que ceux-ci auraient pu commettre les délits de rébellion et de sédition, en appelant les gens à se mobiliser dans la rue. Mais dans ce procès judiciaire – et c’est un aspect différent de la justice espagnole -, on trouve aussi comme accusateur Vox, le parti politique qui a obtenu récemment une représentation au Parlement andalou et qui défend des positions d’extrême-droite. Cette même semaine, Vox a été invité au Parlement européen par l’entremise du parti polonais Prawo i Sprawiedliwość (Droit et justice). Ce parti dit littéralement que « l’immigration peut amener en Europe des pandémies éradiquées » ou qu’il faut invalider la loi contre la violence de genre. Il fait donc partie de l’accusation au côté de l’avocat de l’Etat et demande 74 ans de prison pour les prisonniers politiques. Ce procès représente la défaite de la société face à ses défis. C’est la conséquence de l’irresponsabilité manifestée par de nombreux dirigeants politiques de l’Etat qui, durant des décennies, ont affirmé que l’unité de l’Espagne ne se discute pas. Ce procès est une ânerie. Raison pour laquelle certains défenseurs et certains accusés vont clairement l’utiliser pour accuser l’Etat de toutes les atteintes aux droits fondamentaux qui ont été commises au nom de l’unité de l’Espagne.

Quelles erreurs penses-tu que, dans tout ce processus, la gauche radicale indépendantiste a commis dans tout ce processus ?
Sûrement beaucoup. Si on ne reconnaît pas ses erreurs, on peut difficilement intervenir en politique avec honnêteté et on peut donc difficilement continuer à dire qu’on est de gauche. Je dirai que nous n’avons pas su prévoir comment l’Etat et une bonne partie des principaux acteurs politiques ont fait tout leur effort pour susciter une division identitaire. L’indépendantisme ne se distingue justement pas par des fondements identitaires et, par contre, nos adversaires ont réussi à faire croire qu’il s’agissait d’un conflit entre deux moitiés de la population. Voilà leur récit de manière permanente : il y a eu un coup d’Etat en Catalogne, les responsables du référendum sont des criminels responsables d’un affrontement. Nous n’avons pas su prévoir l’ampleur de cette guerre idéologique et médiatique, et par conséquent nous n’avons peut-être pas prêté attention à la réalité qu’elle engendrerait. Je dirai aussi que nous n’avons pas été suffisamment explicites par rapport à la répression. Sûrement parce que les gens vivaient avec une telle illusion le fait de pouvoir voter et décider, qu’insister tellement sur la répression et sur la douleur que cela pourrait causer parmi eux, ce n’était pas facile, et peut-être que nous ne l’avons pas fait suffisamment. Enfin, j’ajouterai que nous aurions pu faire une campagne à l’échelle internationale beaucoup plus intense. Mais quand les partis hostiles au référendum nous demandent de dire que ce fut une erreur de convoquer ce référendum, je ne peux l’accepter. Ce ne peut jamais être une erreur d’appeler aux urnes.

Et que faire maintenant ?
Je crois qu’il vaut la peine de penser à lutter pour concrétiser les droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques. Continuer à lutter, parce qu’il n’existe aucun argument raisonnable pour indiquer qu’un référendum ne peut pas être une bonne manière de connaître l’appui réel à l’indépendance. Et selon notre perspective, seule la confrontation avec l’Etat nous permet de présenter des alternatives au niveau économique. Dans le cadre de la monarchie parlementaire, par la propre genèse de l’Etat actuel – et ce point demanderait beaucoup plus d’espace pour l’analyser -, il existe peu d’options pour concevoir un système économique plus juste, générant moins d’inégalités. Raison pour laquelle est si importante notre alliance avec les gauches de l’Etat espagnol, qui ont défendu à maintes reprises une position, à notre avis, très centraliste : ne vous allez pas de l’Etat et aidez-nous à en construire un autre, plus à gauche. Notre réponse était toujours : aidez-nous avec la république, qui est la meilleure manière de démocratiser l’Etat et jeter les bases permettant de générer d’autres cadres économiques non permis par le système actuel.
D’aucunes peuvent penser que nous devrions oublier tout ce qui s’est passé et attendre qu’un jour 2/3 du Congrès espagnol décident de changer la Constitution de 1978 et cet article affirmant l’indissolubilité de l’unité espagnole. Notre réponse, c’est que nous ne luttons pas pour établir un nouveau cadre territorial. Nous voulons contribuer à un monde plus, mettre la vie au centre et nous désirons établir des cadres juridiques répondant aux besoins des majorités et non des élites. Rien de tout cela n’est possible en soi dans l’Etat espagnol, malheureusement parce que la pulsion vers l’autoritarisme est bien trop présente. Je ne sais si par exemple la république catalane serait féministe. Mais je sais qu’au minimum un processus constituant pour définir les bases constitutionnelles à partir d’une perspective de genre serait possible. C’est déjà beaucoup plus que ce que nous avons et c’est quelque chose auquel nous ne pouvons, ni ne devons renoncer.

Entretien avec Anna Gabriel (Candidatura d’Unitat popular). Propos recueillis par Juan Tortosa
Source :
Catalogne : droits civils et politiques en risque

Pour en savoir plus :
La Suisse n'expulsera pas l'indépendantiste catalane Anna Gabriel

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