Procès en Espagne. Des témoins bientôt sur le banc des accusés ?


Par : Antoine de Montpellier

L'audition des accusé-s étant finie, place à celle des témoins et gros temps fort aujourd'hui, des masques viennent de tomber. En effet le président du tribunal, le juge Manuel Marchena, avait pu surprendre par sa bienveillance, voire l'attention particulière qu'il portait aux accusé-es les assurant de leur droit de ne pas répondre à certaines questions des Procureurs, leur proposant, si nécessaire, d'interrompre la séance, réprimandant sévèrement l'accusation "populaire", celle de l'extrême droite, Vox, etc. Eh bien aujourd'hui, c'est justement à propos de celle-ci qu'est apparu le vrai visage de l'homme qui dirige les débats : il a voulu obliger les deux témoins, membres de la CUP [Candidatures d'Unité Populaire, extrême gauche] Antonio Baños et Eulàlia Reguant, dépourvus du droit au silence reconnu aux accusé-es, à répondre aux questions de Vox. Ce à quoi ils se sont refusés au nom de leur antifascisme, leur dignité démocratique, leur refus du machisme et de la xénophobie.

Ils ont tenu ferme malgré les menaces de sanctions du juge qui a fini par annuler leurs dépositions. Lesquelles sanctions sont immédiatement tombées : 2500€ d'amende avec le risque d'être poursuivis pour désobéissance s'ils persistaient sous cinq jours dans leur refus de répondre à l'extrême droite qui siège, comme le lui permet la loi, dans ce Tribunal rien moins que Suprême ! Suprême sens emblématique de ce qu'est la Justice sous régime démocratique espagnol ! Il sera dit que la logique politique de ce procès en surprendra plus d'un.

Alors, quand même, la question : pourquoi l'abandon du ton doucereux, compréhensif, adopté jusqu'ici par le président du tribunal ? Mais commençons par le début : pourquoi cette "bienveillance" initiale ? Certains commentateurs l'ont bien analysé qui indiquent que les juges, pas seulement le président, craignent le regard que les instances internationales portent sur le déroulement du procès. Et la crainte tient surtout au risque que le Tribunal Européen des Droits Humains de Strasbourg (TEDH) trouve à redire sur le non respect des droits de la défense. Certains parlent même de la hantise qu'une nouvelle rebuffade soit infligée à la Justice espagnole après celles subies suite à des décisions de tribunaux européens concernant les exilé-es catalanistes dont l'Espagne demandait l'extradition. La menace aujourd'hui vient désormais de la plus haute juridiction européenne en matière de droits humains et libertés !

Voilà pour la bienveillance, mais alors pourquoi se lâcher aujourd'hui, pourquoi cette prise de risque ? Eh bien probablement parce que les témoins du jour font partie de la mouvance la plus radicale de l'indépendantisme catalan, que leur défi explicitement corrélé à l'antifascisme attaque là où cela fait mal, là où les accusé-es n'ont pas eu à s'exposer, du moins aussi frontalement, l'antifascisme : plus exactement le socle politique de la continuité de l'Etat démocratique espagnol avec la dictature. Ce juge a dû trouver ainsi l'occasion d'envoyer le signal que les espagnolistes se désespéraient de voir venir, celui d'un coup d'arrêt infligé à l'arrogance (sic) de la partie catalaniste, les accusé-es et aujourd'hui les témoins à décharge, que les catastrophiques prestations du Ministère Public mettaient en évidence, et même en valeur. Le risque pris auprès du TEDH a dû être jugé minime après les gages de cajolerie des accusé-es donnés jusque là ! Mais qui sait : l'anomalie d'une Justice, aussi ouvertement mise au jour, qui autorise l'extrême droite à se porter accusation "populaire", qui plus est contre des démocrates catalan-es, est-elle si facilement acceptable, devant l'opinion publique européenne, par le TEDH ?

Quoi qu'il en soit, il ne doit échapper à personne que la clé de ce procès, depuis le début, n'est autre que la volonté de manoeuvrer pour donner le change auprès de l'UE et, au-delà, de l'opinion internationale, sans s'aliéner ce qui est la base unioniste, réactionnaire, pour partie fasciste, du régime monarchique dont la Justice est devenue la pointe avancée pour porter la riposte à toute contestation de fond. Riposte judiciaire suppléant...politiquement, à sa façon, la terrible perte de crédibilité et de légitimité d'une classe politicienne (Roi compris) éclaboussée par la corruption et l'opportunisme mais aussi de sévères mesures d'austérité pénalisant les secteurs populaires les plus fragiles mais aussi une bonne partie des couches moyennes. Avec en point de mire, ne nous leurrons pas, l'incident du jour le montre, une volonté intacte de casser du catalaniste par de lourdes peines...

La défense des accusé-es avait commencé le travail de déconstruction de l'offensive accusatrice des Procureurs et des Avocats de l'Etat. La détermination insolente des deux témoins de la CUP a fini le travail en faisant exploser l'hypocrite bonhomie du Président du tribunal, en amenant celui-ci à faire valoir explicitement les droits de l'extrême droite à tenir son rôle, tels qu'inscrits dans la loi, dans les procédures par lesquelles justice, voudrait-on nous faire croire, sera rendue... A l'espagnole, à l'espagnoliste, avec cette rance connotation d'un nationalisme néofranquiste exprimée par l'avocat de Vox et qui, à l'extérieur du prétoire, gangréne progressivement une démocratie ayant longtemps su donner le change mais se retrouvant à nu, comme on dit le Roi est nu, depuis la crise de 2008 ! La partie centrale du décor du théâtre qu'est cette salle du tribunal s'est, l'espace de quelques minutes, ouverte pour donner à voir crument les coulisses d'une justice politique. Les deux témoins de la CUP auront, malgré les risques pris, aidé au dévoilement de la réalité d'une justice espagnole décidément peu présentable, démocratiquement parlant.

A lire :
Multa de 2.500 euros para Baños y Reguant y amenaza de acusación de delito de desobediencia (espagnol)

Source :
Procès en Espagne. Des témoins bientôt sur le banc des accusés ?

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