Les affres des agents de la Guardia civil confrontés, dans le prétoire, à leurs propres mensonges et aux fruits de l'arbre empoisonné



Les défenses désamorcent les témoignages des premiers agents de la Guardia civil relatant des scènes terrifiantes pendant les manifestations du 20-S.

Soyez prêts pour tout ce qui va se produire à partir de maintenant au Tribunal suprême espagnol. Les agents de la Guardia Civil qui avaient participé aux perquisitions du 20-S ont commencé à témoigner, et nous avons pu avoir un avant-goût de la phase du procès dans laquelle nous entrons. Ces agents de la Guardia Civil, cités à comparaître par le Parquet et l’avocate générale, essayent de dépeindre des scènes terrifiantes en cette fin de septembre 2017 en Catalogne, comme pour appuyer le témoignage de Enric Millo, tout en sachant déjà que « la carte Mossos », censée démontrer la violence de la rébellion a, après les déclarations de Trapero, Castellví et Quevedo, pratiquement disparu. A présent, l’attention de l’accusation se focalise sur les « murs humains » ; car il ne lui reste plus guère que les gens pour faire office d’arme violente, mais cette théorie montre vite ses limites : la réalité. Les agents de la Guardia Civil qui ont déjà témoigné se sont déjà frottés à cette réalité : ils avaient en effet choisi de s'enferrer dans leur discours, celui de l’accusation, ce qui a permis à la défense de démontrer habilement, malgré le comportement de Marchena, qu’ils mentaient.

En milieu d’après-midi, le troisième agent de la journée a témoigné. On ne les voit pas à la télévision, à leur demande. Roger Graells, qui était à l’intérieur de la salle d'audience, le décrit comme un homme peu corpulent, la quarantaine, rasé de près, avec des gestes et un ton plus posés que ceux des agents précédents, plus nerveux et impétueux. Il se présente sous le matricule TIP P35979V. Il a participé à la perquisition du 20-S au siège du ministère catalan des Affaires extérieures, Via Laietana, à Barcelone, et à la détention de Xavier Puig Farré, responsable du bureau des Affaires sociales.

Immédiatement, il apparaît clairement que l’objectif de ce témoignage est de présenter un scénario presque insurrectionnel à cet endroit-là, le matin du 20 septembre.

Ce jour-là, les membres du syndicat catalan « Comissions Obreres », dont le siège est juste à côté, sont sortis dans la rue en apprenant que la Guardia civil perquisitionnait plusieurs bâtiments ministériels, dont ceux des ministères catalans des Affaires extérieures et de l’Economie. Peu à peu d’autres personnes les ont rejoints, comme par exemple Jordi Pesarrodona, maire-adjoint (Esquerra Republicana de Catalunya) de Sant Joan de Vilatorrada, qui s'était mis un nez rouge de clown et s'était tenu à côté d’un des agents de la Guardia civil qui montait la garde devant le bâtiment (quelques jours plus tard, le Premier Octobre, Pesarrodona a fait l’objet de brutalités de la part de la police).

Après la perquisition, la Guardia Civil était partie avec le détenu et la greffière qui était présente, grâce au cordon policier formé d’une vingtaine d’agents du corps des Mossos d’Esquadra (ARRO). Il y avait des gens qui manifestaient et qui criaient, tandis que d’autres restaient assis à terre, les bras enlacés. Les Mossos les avaient écartés ; et la brigade judiciaire et les agents de la Guardia Civil s’en étaient allés, sans aucun problème.

Les visages de la violence
Aujourd’hui, l'agent matricule TIP P35979 a fait un récit apocalyptique, affirmant qu’en vingt-cinq ans de service, durant lesquels il avait vécu nombre de situations très dangereuses lors d'opérations de démantèlement du crime organisé et du trafic de drogues, il n’avait jamais rien vu de pareil. Non, jamais une telle violence. Toute la presse qui suit jour après jour le procès en était abasourdie. Son récit est totalement inédit : aucun procès-verbal de la Guardia Civil ne mentionnant les faits de ce jour-là. L’agent a expliqué : ‘Ce que j’y ai vu m’a surpris : les têtes de ces gens qui tapaient sur les vitres de la voiture étaient celles de gens violents ; leurs visages n’étaient pas normaux, c’étaient des visages pleins de violence, pleins d'une rage incontrôlée. Cela ne m’était jamais arrivé, que la population civile se comporte avec ce manque de respect : ils ont même essayé de soustraire de nos mains le détenu.’ Et, cerise sur le gâteau, il a évoqué une pluie de bouteilles ; et aussi qu’il avait même eu le temps de voir passer, en sens interdit, une voiture, sur la Via Laietana, avec Carme Forcadell assise à l'arrière, abaissant la vitre et agitant la masse de la main.

Un récit qui faisait froid dans le dos. ‘Le détenu a vécu un moment de terreur absolue’ a ajouté le témoin, cherchant ses mots pour qualifier ces faits d'une telle gravité et absolument inimaginables. Le procureur l'a suivi tout au long de sa déposition : ‘ce mur humain’ était bien formé de deux cents personnes, un ‘tumulte’ (terme impliquant la sédition), qui selon le témoin aurait pu conduire à l'assaut du ministère. Mais quand est arrivé le tour de la défense, le témoin a perdu peu à peu son assurance, il s'est contredit, s'est ridiculisé en répondant aux questions de Me Marina Roig (avocate de Jordi Cuixart) et de Me Olga Arderiu (avocate de Carme Forcadell). Me Arderiu a demandé à la fin de l'interrogatoire, au président Marchena, qu’il soit fait mention du faux témoignage que constituait la déposition de l’agent, car Carme Forcadell n’était pas passée en voiture à cet endroit-là, à ce moment-là, en ‘agitant les masses de la main’.

Les sourcils froncés de Me Marina Roig
Marina Roig, l'avocate de Jordi Cuixart, a su désamorcer avec efficacité ce récit accusatoire et défier Marchena. Quand elle a la conviction d’avoir raison, Marchena n’arrive pas à la faire reculer. Elle se penche un peu pour atteindre le microphone, fixe son interlocuteur, fronce les sourcils, et formule sa question. Elle interroge alors l’agent, matricule TIP P35979V, lui demandant s’il a la certitude que les Mossos n’avaient pas aidé à la sortie de la perquisition du ministère des Affaires extérieures, s’il n’y avait pas eu un passage sécurisé. Il répond « non ». Elle demande alors la projection d’une vidéo qui dément formellement ce témoignage. Le président Marchena s’y oppose, lui répondant que cette demande n’est pas pertinente et qu’elle le sait, que cette vidéo sera visionnée plus tard, lors de la phase de présentation des documents. Cette décision est critiquée par nombre de juristes et d’observateurs internationaux : décision fondamentale, qui enlève à la défense une possibilité de se défendre, car elle ne permet pas de prouver par un document contradictoire, le mensonge du témoin. Me Roig insiste alors, informant le magistrat qu’elle se trouve devant un déni des droits de la défense, impuissante à mener à bien sa tâche. Voici la vidéo qui ne peut être projetée dans la salle mais qui se répand dans les réseaux sociaux comme une traînée de poudre :



- Vous rappelez-vous si les Mossos ont fait se lever des gens qui étaient assis par terre ?
- Non, je ne m'en souviens pas.
- Quelle distance y avait-il entre la porte de sortie du ministère et la voiture où vous deviez monter ?
- Celle d'un trottoir, cinq ou six mètres.
- Vous avez dit qu’il y avait eu à ce moment-là une pluie de bouteilles, lui a demandé Me Jordi Pina. Combien de bouteilles ?
- Je ne sais plus, deux ou cinq peut-être, lui répond le témoin.
Me Marina Roig lui demande alors si la foule leur avait lancé des œillets. Il ne semble pas s’en souvenir parce qu'aucun oeillet « ne m'a atteint ». Puis il rajoute « oui, au début il y avait des oeillets ». Il devient de plus en plus nerveux. Il dit que les manifestants brandissaient des drapeaux d’Ómnium et des CCOO (commissions ouvrières).
- Pouvez-vous décrire un drapeau d’Omnium ?
- Carré, avec un bâton, avec les lettres du mot Ómnium, quelques rayures, des traits… Il ne s’en souvient pas bien.
- Est-ce que la perquisition s’est bien déroulée ?
- Oui.
- Y a-t-il eu des blessés parmi les agents ou parmi la brigade judiciaire?
- Non.
Le scénario terrifiant peu à peu se dilue. Le témoignage semble préparé, fait dans le seul but d’incriminer autant que faire se peut. Le témoin quitte le prétoire avec un avertissement pour possible faux-témoignage, quand il a menti sur la présence de Forcadell. Les défenses se sont faites remarquer, parlant d’une seule voix, et n'ont pas reculé devant Marchena.

L’arbre empoisonné
Les deux témoins précédents étaient également des agents de la Guardia civil qui avaient participé à des perquisitions le 20-S, plus particulièrement dans les bureaux et aux domiciles respectifs de l'ancien secrétaire général du ministère de l’Economie, Josep Maria Jové, et de l'ancien secrétaire en charge de la fiscalité, Lluís Salvadó. Ces agents, matricules TIP K47019K et TIP H11346M, ont eu, pour l'accusation, la charge de démontrer que Jové et Salvadó avaient participé à un complot, à la planification d’une sécession. C’est la raison pour laquelle l’accusation a parlé des documents saisis pendant les perquisitions tant à leurs domiciles qu'à leurs bureaux, lors de leur détention, le 20-S. C’est à ce moment-là que l’accusation a brandi le fameux document « Enfocats » et les agendas de Moleskine de Jové, insinuant par là qu'un « grand coup » était en préparation. La violence est difficile à prouver, voilà pourquoi lorsque l'agent, matricule TIP H11346M, a dit que lorsqu’ils avaient trouvé au domicile de Salvadó un manuscrit intitulé « Scénarios de guerre et de guérilla », certains médias espagnols avaient immédiatement reniflé l'odeur du sang neuf, s'étaient jetés dessus et l'avaient, à travers les manchettes de leurs journaux, monté en épingle. Seulement, il s'est avéré que les documents ne se référaient pas à des Mossos armés prêts à tirer, mais à différentes situations économiques possibles en cas d’indépendance.

La tâche principale des avocats de la défense est de déconstruire le fondement de la preuve. Dans un procès pénal, il existe une doctrine appelée « doctrine du fruit de l'arbre empoisonné ». Un juriste qui suit dans ses moindres détails ce procès contre « le procès » pour en détecter anomalies, pièges et stratégies, m’en a parlé, dans un couloir du Tribunal suprême, lors de la pause de la session de la matinée. Cette doctrine affirme que les preuves d'un délit obtenues de façon illégale contaminent et empoisonnent l'intégralité de la procédure d'instruction et de l'accusation qui en découle. Autrement dit, toute preuve qui en découlerait, directement ou indirectement, peut être considérée comme nulle. C'est la raison pour laquelle, les défenses ont mis l'accent sur le fait que l'arrestation de Lluís Salvadó avait eu lieu en dehors de la présence de son avocate ; que l'instruction du tribunal numéro 13 de Barcelone contre le secrétariat en charge de la fiscalité qui devait conduire à ces deux détentions, avait commencé dès 2016 sans qu'il n'existe aucun précédent ; que l'Ordre des avocats n'avait pas eu connaissance des détentions ce jour-là comme c'est l'usage ; que, l'été 2017, des hauts fonctionnaires du gouvernement avaient été cités à déclarer par la Guardia civil, sans que le TSJC n’ait été informé, alors même qu'au beau milieu de leur interrogatoire, ils apprenaient qu’ils étaient mis en examen pour sédition, désobéissance et détournement de fonds publics ; ou que les procédures du 20-S se soient déroulées sur ordre du tribunal 13 à l'encontre du référendum alors même que ce même tribunal avait, cet été-là, nié toute enquête en cours à l'encontre du référendum... Et ainsi nombre d'actions irrégulières qui devraient invalider tant les procédures que les preuves obtenues et celles qui en ont découlé et pourraient en découler.

Le problème avec cette affaire juridique - comme on a pu le voir à travers tant de témoignages et comme on peut le voir dans les chefs d’accusations et dans l’attitude du président Marchena envers les défenses - c'est que nous ne sommes pas seulement face à un arbre empoisonné, c’est que nous sommes face à une forêt où tous les arbres, du plus petit au plus grand, sont empoisonnés.

VU ET ENTENDU
A présent, il est clair que le Tribunal suprême espagnol ne cherche plus à achever, à tout prix, le procès avant le début des campagnes électorales. Manuel Marchena avait voulu aller très vite et enchaîner en un peu plus de deux mois la comparution de plus de cinq cents témoins et l'examen d'un énorme volume de preuves documentaires. Il a bien vu que c'était impossible, que presque tous les témoignages sont cruciaux, que la défense ne laissera passer aucun témoignage à charge sans lui avoir opposé des documents contradictoires, de sorte que le temps de passage de chaque témoin se rallonge d'autant. Marchena semble avoir jeté l'éponge et avoir renoncé à écourter le procès. Quant aux rumeurs, elles concordent toutes à dire que le procès durera au moins jusqu'au mois de juin.

PLUS d’INFORMATION
Les officiers de la Guardia Civil qui ont déclaré aujourd'hui, avaient bien appris leur leçon : ajouter une dimension dramatique à leurs témoignages. Mais quand est arrivé le tour des questions de la défense, ils ont peu à peu perdu leurs moyens. Roger Graells, dans sa chronique réalisée depuis la salle d’audience, titre ainsi le témoignage du premier des agents de la Guardia Civil : "De l'arrogance à la nervosité et à la gêne : le premier agent de la Guardia civil dépose devant le Tribunal Suprême"

QUE SE PASSERA-T-IL DEMAIN ?
Aujourd'hui, seuls quatre des sept agents de la Guardia Civil cités à comparaître ont été appelés à témoigner. Les trois autres devront le faire demain matin. Viendront s’y ajouter les sept autres témoignages déjà prévus. Ce sont tous des agents qui avaient participé aux perquisitions du 20-S ou qui avaient saisi des courriels de certains des accusés.

Source
Les affres des agents de la Guardia civil confrontés, dans le prétoire, à leurs propres mensonges et aux fruits de l'arbre empoisonné (catalan)

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