Le principal atout des procureurs contre les « Jordi » mis à mal, à leur grand dam



La déposition de Monserrat del Toro, décisive pour les accusations, s’est révélée erratique et peu crédible ; les autres témoins n’ont pu prouver la malversation.

Aujourd’hui le parquet a fait naufrage dans la salle d’audience du Tribunal Suprême espagnol. Ça a été un échec retentissant ; les témoins qui ont défilé, bien que choisis par l’accusation, non seulement n’ont pas confirmé son récit, mais l’ont même fortement ébranlé. L’exemple le plus éclatant a été celui de Montserrat del Toro, l’un des principaux témoins contre Jordi Cuixart et Jordi Sànchez pour son rôle dans la perquisition au ministère de l’économie le 20 septembre 2017.
C’est elle qui, pendant l’instruction, a permis de bâtir cette accusation de sédition et de rébellion, délits qui seraient survenus au cours de la manifestation contre ce qui a été considéré comme une attaque du fonctionnement de la Generalitat. Elle avait alors expliqué – et elle l’a répété aujourd’hui - qu’elle avait dû fuir par le toit, passer par le Théâtre du Colisée adjacent, et sortir par là parce qu’elle ne pouvait le faire par la porte principale. Mais la crédibilité de ce témoignage a pâli et des contradictions et des mensonges sont apparus sur l’un des points de l’accusation.
Certes le Ministère public pensait que ce témoignage serait beaucoup plus convaincant et éclairant, mais cela n’a pas très bien marché. Ceux qui sont intervenus à la suite, pourtant tous à la demande du Parquet, ont été encore plus catastrophiques. Les procureurs en ont été déstabilisés.

Montserrat del Toro, témoin clé de tout ce procès, est adepte de publications ultranationalistes espagnoles comme « Unité Nationale Espagnole » ou « Leridanos Que No Quieren la Independencia »[1]. Elle est également sympathisante de Ciutadans[2] comme l’a révélé le journal Público il y a un an. Le juge Marchena a tenté Me Van den Eynde de l’interroger sur ces sympathies parce qu'il considérait l’appartenance idéologique du témoin hors sujet. Mais Van den Eynde a tout de même pu lui faire avouer qu’elle était abonnée au compte Facebook de ces publications d’extrême-droite. Et c’est très important de le savoir, car Del Toro a souvent été présentée comme un témoin neutre qui remplissait une tâche technique lors de la fouille sur ordre judiciaire et qu’elle avait été victime de masses enflammées qui voulaient s’opposer à une commission rogatoire. Peut-être que pour Marchena, le manque de neutralité n’a pas d’importance sur le plan juridique, mais c’est bien l’adhésion partisane de la greffière qui lui a fait prendre une si mauvaise pente. A tant vouloir contribuer à condamner l’indépendantisme, ses erreurs l’ont fait tomber dans le ridicule

Gestation du tumulte
La première chose qui a appelé son attention dans le hall du ministère de l’économie, aux premières heures de la matinée, fut la vision d’un « incident désagréable » au dehors quand un manifestant, selon elle, s’est avancé vers un « guardia civil » en lui montrant un drapeau et « il lui a semblé qu’il lui avait craché dessus ». Le vacarme se rapprochait. Elle s’est ensuite attardée sur la présence de plus en plus importante de manifestants (manifestants!) tout au long de la matinée, qui se rassemblaient entre la Gran Via et la rambla de Catalogne ; puis sur son inquiétude quand elle a entendu la rumeur émanant d’une masse comme elle n’en avait jamais vu auparavant et sur la frayeur qu’elle a ressentie quand ils ont utilisé un mégaphone.
« Que disaient-ils, quels chants ou slogans ont-il proférés ? » lui a demandé le procureur Javier Zaragoza. « Nous voterons, ils ne passeront pas, ils ne sortiront pas » répondit-elle. « En catalan, ils ne sortiront pas ? » s’est-il enquis. « Oui, en catalan ». Mais elle a dû convenir à un moment que ça avait pu gêner sa compréhension.
Mais le plus intéressant de l’épisode du mégaphone, c’est quand elle a dit que la voix semblait être celle de la présidente du Parlement, Carme Forcadell. Chose qu’elle n’avait pas dite au cours de la procédure numéro 1, le lendemain du 20 S, pas plus que lors de l’instruction. L’expression de Forcadell était à ce moment empreinte d’incrédulité et Dolors Bassa, assise à côté également, arborait un sourire d’incompréhension. Forcadell n’avait pas pris la parole durant toute la durée du rassemblement. Elle avait déclaré être passée se rendre compte de la situation dans l’après-midi, avoir salué et fait la bise à Oriol Junqueras avant d’en repartir.
Quand Me Olga Arderiu, avocate de Forcadell, le lui a fait remarquer, Del Toro est devenue nerveuse et a affirmé que si aujourd’hui elle avait plus de mémoire que le lendemain ou le mois suivant le 20 S, c’est que les événements de ces journées l’avaient beaucoup angoissée. Mais quand la défense a insisté sur le fait que ça ne pouvait pas être Forcadell, elle a nuancé ses propos en disant que c’était ce qui lui avait semblé, que peut-être…, qu’un agent lui avait dit que peut-être…, que la tonalité, que le propos tenu …

Les hésitations ont été la marque générale de sa déposition. Dès qu’elle l’a pu, elle a utilisé avec emphase le mot « tumultes »,  appuyant sur chaque syllabe. La première fois ce fut quand elle s’est souvenue qu’à cinq heures et quart de l’après-midi elle avait entendu « comme un grand tumulte ». Au moment de l’arrivée d’Oriol Junqueras, en effet, la foule s’est mise à crier et à applaudir. Mais elle utilise le mot « tumulte », qui dans le code pénal désigne un soulèvement qualifié de sédition. La même qualification qu’Inigo Mendez de Vigo a utilisée quand il a lancé la procédure contre Cuixart et Sanchez  devant l’Audience nationale, procédure qui les a menés en prison. Plus de 500 jours après, ils y sont toujours.  Elle a également parlé de violence potentielle, comme celle qu’a pu subir le livreur de pizza venu leur porter à manger, parce que le temps passait, qu’ils avaient faim et n’avaient rien à manger. Quelques sandwichs  apportés par une policière catalane, compatissante, a fait office de repas.

Le discours de Del Toro voulait monter en épingle des faits confortant le récit du juge d’instruction Pablo Llarena, qui avait comparé la situation au ministère de l’Economie avec « une prise d’otage avec tir en l’air » [3] (selon l’expression de Llarena). C’est ainsi que Del Toro a voulu que soit perçu son témoignage devant les autres magistrats. Elle a dit avoir pensé à sortir en hélicoptère, avant de s’apercevoir qu’ « il y avait trop d’antennes sur les toits ». Me Pina et  Me Roig  l’ayant interrogée sur cet épisode, elle a avoué que les agents (de la Guardia Civil bien sûr) avaient pouffé de rire quand elle leur en avait parlé. Me Pina lui a dit que c’était important de s’en expliquer. « Non, non ce n’est pas très pertinent ».

La sortie par les toits est le point central de son récit. En fait, il ne s’agissait pas d’un toit mais d’une terrasse intérieure au deuxième étage (en fait au quatrième) qui communiquait avec la cour intérieure du bâtiment contigu, celui du Colisée. Elle est passée par ce chemin, escortée de huit « Mossos » (policiers catalans). C’était de nuit, tard, après avoir terminé la perquisition (aux alentours de 21h), et avoir refusé les trois options que la police catalane lui proposait : sortir avec deux policiers catalans, ou bien protégée par un cordon de militants de l’ANC, ou encore emprunter un couloir protégé par des agents de la Brimo (Brigade Mobile) de la police catalane. Rien ne lui convenant, elle a exigé une autre solution. Finalement les Mossos lui ont proposé de passer par le Colisée.

Les irrégularités cachées de la perquisition
Mais l’avocat de Jordi Cuixart, Marina Roig, a soulevé un élément de poids dans la déposition de Del Toro. Elle a relevé, sans que la greffière la contredise, toutes les irrégularités commises dans la procédure, en sortant du strict cadre de l’ordre de perquisition. La brigade judiciaire est allée bien au-delà des quatre bureaux où elle était autorisée à pénétrer, ce qui a prolongé l’intervention plus que nécessaire, et leur a donc donné la possibilité de transformer une manifestation pacifique en ce qu’ils présentent comme un véritable siège.
C’était le piège : ni la rambla de Catalogne ni la voie du tram de la Gran Via n’étaient sécurisées par un cordon policier ; certaines de leurs armes furent laissées sans surveillance dans les voitures de la Guardia Civil ; enfin ils sont intervenus au siège de la CUP sans autorisation de la Justice… L’intervention lucide, documentée et implacable de Me Roig a permis de comprendre un peu mieux ce qui s’était passé.

A la fin, Del Toro était nerveuse, irritée,  comme le montre Josep Rexach dans cette chronique rédigée depuis la salle du Tribunal Suprême, où il se trouvait et où il a vu ce que la télévision n’a pas montré, parce qu’elle avait demandé de ne pas la filmer.

Ils n’y comprennent rien
Si le témoignage de Del Toro n’a pas conforté l’accusation, ceux qui ont suivi et qui auraient dû prouver les actes de rébellion et de malversation, ont été encore plus catastrophiques. Pratiquement tous étaient appelés par le ministère public et l’avocate générale. En premier les propriétaires des hôtels Reus et Figueres où les policiers espagnols ont séjourné de septembre jusqu’après le 1er O. Le procureur Fidel Cadena voulait leur faire dire que la population s’était montrée hostile envers eux,  avait assiégé les hôtels, mais ils ont tout nié. Des attroupements, oui il y en avait eu, en effet, quelques-uns même de soutien aux agents, mais toutes pacifiques. Les policiers sont partis parce que leurs missions étaient terminées, et rien de plus. De même, la déclaration du directeur du port  de Palamos, témoin à charge contre Josep Rull  accusé d’avoir empêché  les bateaux des « piolins » d’accoster,  ne leur a pas non plus servi à grand-chose. Il a expliqué que le bateau aurait eu assez de place pour accoster, et n’a pas démenti l’explication de Rull selon laquelle celui-ci avait annulé l’opération parce qu’elle n’avait pas été faite selon la procédure en usage.
Sont ensuite venus au prétoire les informaticiens qui avaient rencontré les membres du gouvernement dans le but de développer une application en vue du référendum ; Tere Guix, la conceptrice du site du Pacte National Pour le Référendum (et non pas du site du référendum comme ont voulu le faire croire les accusations) ; Ferran Burriel, directeur de l’entreprise en charge de la campagne pour les Catalans de l’extérieur et Xevi Xirgo, directeur du [quotidien] Punt Avui, pour la campagne du référendum dont ce journal et quelques autres avaient assuré la communication. Objectif : Trouver les preuves de la malversation. Résultat : aucune preuve, nulle part. Parce que personne n’a reçu un seul euro. Et si certains ont pu être payés ou facturés, ils ont rendu les sommes perçues. Les procureurs n’arrivaient pas à comprendre. Comment était-il possible que  Burriel, pour son travail, ait émis une facture de 80 000 €, qu’il ait demandé au bout d’un certain temps pourquoi elle ne lui avait pas été payée, et qu’à la fin il l’ait abandonnée, ne voulant rien percevoir ? Que par la suite il ait continué à travailler pour la Generalitat ? Rien ne va plus! C’est ça le problème, ils ne peuvent pas comprendre qu’en Catalogne les gens puissent agir par altruisme pour défendre des valeurs et des droits fondamentaux. C’est une journée où le ministère public a disjoncté.

Vu et entendu
Enric Millo et Pinocchio

La déposition d’hier d’ Enric Millo a entraîné aujourd'hui encore de gros embouteillages, surtout sur les réseaux sociaux. C’est en grande partie de sa faute car il s’est évertué à répliquer et à menacer tous ceux qui le traitaient de menteur. Il en est même arrivé à menacer la créative humoriste Dolors Boatella pour sa scénette sur ses déclarations de la veille. Même pas de liberté d’expression. Une autre menace de Millo : « Tu dois trouver très drôle ta petite blague sur mon témoignage d’hier. Je te demande de ne pas m’insulter en me traitant de menteur, à moins que tu ne puisses prouver tes insinuations devant un juge » — Enric Millo (@EnricMillo) March 6, 2019

Boatella a enlevé sa scenette. Elle a dit qu’elle ne voulait offenser personne. “Je fais de l’humour, rien de plus”. Mais d’autres utilisateurs des réseaux sociaux se sont chargés de la reproduire. C’est cette image que Millo ne veut pas qu’on donne de lui. Censure et menace contre la liberté d’expression ça fait mauvais effet à l’ère des réseaux.

Son image le décrit bien en majordome du mensonge. Je me permets de la publier de nouveau ici. Cela s’appelle la liberté d’expression. Si vous voulez de nouveau vous ridiculiser en me dénonçant à un juge suisse... pic.twitter.com/qoY9WzERCE

Et demain ?
Demain ce sera à nouveau le tour du haut commandement policier. Seront interrogés l’ex-commandant en chef de la police espagnole en Catalogne, Sebastian Trapote et l’ancien commandant de la Guardia Civil en Catalogne Angel Gozalo. Du côté des « mossos d’esquadra » (la police catalane) ce sera le tour de Manuel Castellvi, chef du Commissariat général à l’information, et du commissaire Emilio Quevedo.

[1] Mot à mot :« Habitants de Lérida Qui Ne Veulent Pas l’Indépendance »
[2] Parti politique de droite, connu en France sous son appellation espagnole de « Ciudadanos », allié à l’extrême droite en Andalousie
[3] Clin d’oeil à la tentative de coup d’Etat du colonel TEJERO en 1981

Source
Le principal atout des procureurs contre les « Jordi » mis à mal, à leur grand dam (catalan)

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