Des larmes refoulées dans la salle d’audience et un juge qui ronchonne, présage de ce que sera sa conviction


Les électeurs ont décrit des scènes d'état d’exception et de sauvagerie qui réduisent en miettes les déclarations des agents de police

Les membres du Tribunal suprême espagnol ont pu aujourd'hui mettre des visages sur les murs humains. Pour la première fois, des électeurs du 1-O ont témoigné lors du procès qui se déroule contre le « procès ». Ces votants ont soit été blessés par la police espagnole et la Guàrdia civil, soit été témoins de la brutalité exercée sur leurs concitoyens. Aujourd'hui, aucune vidéo n'a été nécessaire, personne n’en a demandé. Non seulement parce qu'on savait déjà que Manuel Marchena l'aurait empêché, mais parce que le récit de la quinzaine de témoins a été si percutant qu'il devrait provoquer l'ouverture de procédures internes à ces corps de police afin de déterminer ce qui s'est passé et quelles sont les responsabilités à assumer. C’est ce qui doit arriver quand la police est démocratique. La réalité est toute autre : beaucoup de victimes de cette violence sont poursuivies en justice ou sont menacées par le Parquet pour « rébellion ».

Les témoins que Me Andreu Van de Eynde a sélectionnés pour la session de ce jour ont beaucoup impressionné, car ils ont dépeint des scènes d’état d’urgence et de sauvagerie contre les citoyens qui réduisent en miettes les déclarations des agents de police. Comme toujours, on peut douter que ceci présente un intérêt quelconque pour les magistrats.

"Je me souviens du bruit des matraques sur les têtes”

La Guàrdia civil a fait couler le sang à la foire de Sant Carles de la Ràpita (Montsià) le 1-O. C’est un des lieux où la violence policière a été la plus intense, où il y a eu le plus de blessés. Et les « rapitencs » (habitants de la ville) qui se rassemblaient au petit matin pour aller voter ne l’oublieront jamais. Joan Pau Salvadó non plus, qui est allé voter ce jour-là. Il a expliqué que tout le monde se connaissait, que l’atmosphère était familiale, détendue, et que chacun était animé par l’idée de voter. Ils ne s'attendaient pas à ce que la Guàrdia civil vienne, et encore moins qu'ils allaient être empoignés si violemment.

"Tout à coup, d’autres gardes sont arrivés et ont commencé à nous frapper." C’est à ce moment de sa déclaration qu’il a le plus souffert. L'image de cet homme corpulent, haussant les épaules sur sa chaise, regardant vaguement devant, dans le vide, vers un point imaginaire où défilent sous ses yeux les images de l'horreur de ce jour-là était très impressionnante. Il serrait ses mains l'une contre l'autre, doigts entrelacés, pouces l’un contre l’autre, joints vers le haut. Sourcils froncés, il se remémorait ce qui s'était passé, observant tour à tour Me Andreu Van den Eynde et ce point imaginaire dans le vide où se reproduisaient les scènes de violences policières qu’il avait subies : « Ils nous poussaient, et de leurs boucliers nous frappaient en bas, au ventre, au foie, aux parties inférieures et supérieures, et ceux qui se baissaient sous la douleur des coups, ils leur fracassaient le crâne. Je me souviens parfaitement du bruit des matraques déferlant sur les têtes ; J'ai vu des amis, des personnalités connues, les bouchers du village ... » Salvadó a visiblement du mal à retenir ses larmes. Il lève la tête pour éviter de pleurer, se mord la lèvre inférieure et baisse les yeux, martèle nerveusement de ses doigts le bord de la table devant lui. Et il continue : « J'ai vu des amis intimes ... pâtissiers, pêcheurs ... ils y étaient tous. Nous nous connaissons. Les gens pleuraient, désespérés, beaucoup avaient peur. Et moi-même, j'avais très peur. Il y avait des gens, derrière nous, qui criaient à leurs proches de partir, mais ils ne pouvaient pas le faire non plus, car ils étaient pris au piège. »

Voir ici le témoignage dans son intégralité (espagnol) :



Une des images les plus parlantes de la violence policière le jour du référendum est celle de l'escalier de l'école Pau Claris à Barcelone. La police espagnole anti-émeute y a commis certaines des violences les plus effarantes. Jordina Carbó était présente au premier étage. Son témoignage a permis de savoir ce qui se passait en haut de l'escalier, et surtout ce que pouvait ressentir quelqu’un, sur place, qui n’imaginait pas que la police pouvait être si violente.

Depuis le premier étage, voilà ce qu’elle a vu : "Il y avait beaucoup de cris en provenance d’en bas, des escaliers. J'avais très peur. A l’étage, il y avait beaucoup de personnes âgées, une aveugle… Je me souviens d'un vieux monsieur cardiaque, étalé sur le sol. La police est montée. J'avais un jeune à mes côtés. Un agent l'a pris par le cou et la chemise et l'a jeté au sol. " Elle se prend les mains, respire profondément et ferme les yeux pour se souvenir. « Je me souviens d'une fille enceinte contre un mur. Quand un agent s’est approché d’elle, un jeune homme s’est interposé, je pense que c’était son compagnon, et ils l’ont attrapé et projeté au sol. Il y avait beaucoup de monde, il faisait très chaud. Un agent s’est approché de moi. Je lui disais "arrêtez, arrêtez, c’est bon " ... Je me souviens qu'il avait une chaîne qu'il heurtait contre sa cuisse pour faire du bruit. C’était effrayant. Et quand je lui ai demandé qu’ils arrêtent, sa réponse a été de m’arracher le sac ... Ils cassaient des chaises, du matériel, des objets à coups de maillets... Je me suis retrouvée contre un mur, assise par terre, j'ai appelé mon frère parce que j'avais très peur, et je lui ai dit : "Uri, ils sont ici à l'intérieur, ils nous frappent et détruisent tout" ... Et après cela, ils sont partis. "Jordina Carbó dit cette phrase en soufflant fort, comme si cela la libérait de ses maux (video en espagnol).



Joan Pau Salvadó et Jordina Carbó ont tous deux retenu leurs larmes en se rappelant ces événements, cette violence. Les séquelles psychiques de ces témoins réapparaissent dans la salle d’audience. Les psychologues nous avaient alertés : pour tous ces gens, c’est une rude épreuve de devoir revivre tout cela, et encore plus de devoir témoigner sous serment devant le tribunal qui juge les prisonniers politiques. Emili Gaya, la soixantaine, les cheveux blancs, vêtu de gris avec une chemise blanche, très grand, a expliqué à son tour ce qu'il a vu et ce qu'il a souffert à Sant Esteve Sesrovires (Baix Llobregat). Il l'a fait ici, au Tribunal suprême, alors qu’il avait déjà déposé il y a quelques mois au le journal catalan regió7 : « Il y a une autre douleur, en plus de la douleur physique, qui perdure. Quand je vois les images, quand je me souviens de tout ça ... C'est très difficile. Digérer tout ceci, c'est très compliqué. » Gaya a expliqué : « Ils donnaient des coups de matraques dans toutes les directions. Moi, j'avais les bras levés et j’ai reçu un coup sur la tête qui m’a fait tomber par terre. Ceux qui voulaient me porter secours ont reçu des coups de matraque. »

🎥 Emili Gaya, électeur à Sant Esteve Sesrovires, a été agressé par des agents de la police. C’est ce qu’il a expliqué aujourd’hui au Tribunal suprême (espagnol). 👇🏻


Vient ensuite le tour de Ferran Soler, un jeune de Dosruis (Maresme) qui s’est déplacé pour voter à l’école Castell. Un sergent de la Guardia civil lui a ouvert l’arcade sourcilière d’un coup de poing. Les dizaines de Guardias civils qui ont débarqué dans la ville, ont sacrément sapé l’autorité d’Eloi Hernàndez, maire de Fonollosa (Bages) et principale autorité locale, en entrant dans la salle du conseil municipal, lieu du vote, et en l’acculant dans un coin. Les anti-émeutes ont organisé un cordon sur la place de l’église, et ils ont traîné au sol et poussé violemment la vingtaine de personnes qui étaient assises à terre. Ils ont maintenu menotté dans le dos pendant une quinzaine de minutes un jeune qui sortait du lieu de vote, en plein milieu de la place. Ils ont matraqué par derrière la sénatrice d’ERC [Esquerra Republicana de Catalunya] Laura Castell pendant qu’elle enregistrait avec son téléphone les images des charges policières qui se déroulaient au lycée Tarragona.

L’un après l’autre, les témoins ont signalé des excès et une violence policière disproportionnée et gratuite. Dans certains cas, comme à Sant Esteve Sesrovires, les troupes anti-émeute continuaient de frapper les gens devant une porte, alors qu’ils savaient qu’il y avait un autre accès libre, sans blocage, pour entrer dans l’école.  A Fonollosa les forces de police se sont acharnées à frapper les gens sur la place, tout en sachant que l’urne qu’ils voulaient réquisitionner se trouvait de l’autre côté du bâtiment. Que faisaient donc les juges pendant les déclarations des témoins ? De façon générale, ils les ont écoutés avec attention, et à part Antonio del Moral et Juan Ramon Berdugo, ne prenaient presqu’aucune note. Et les procureurs ? Javier Zaragoza les voyait:



non comme Julià, Joan Pau, Emili, Jordina ou Pilar, mais comme des briques de murs humains, des masses rebelles, des gens que le parquet veut mettre en examen pour « Rébellion ». Les accusations ont systématiquement demandé à chaque témoin s’il savait que le vote avait été interdit, s’il savait qu’il y avait des forces de l’ordre présentes en Catalogne pour empêcher le référendum, s’il avait reçu des instructions pour aller bloquer l’entrée des écoles, s’il avait insulté les agents de police… Ils leur demandaient, sur un ton menaçant et en forme d’avertissement, s’ils n’avaient pas connaissance que le Tribunal constitutionnel avait suspendu la tenue du référendum, et que le Tribunal supérieur de justice de Catalogne (TSJC) avait ordonné à la police d’en empêcher la tenue. Ce à quoi les témoins répondaient invariablement qu’ils exerçaient à leurs droits inaliénables de voter, de s’exprimer et de manifester.

L’important c’est la façon dont les juges, eux, prendront en compte ces témoignages. Encore un mauvais présage - et ce n’est pas la première fois que cela se produit - quand un des témoins a expliqué et remis en question les méthodes d’intimidation de la Guardia civil à Sant Julià de Ramis, un des magistrats a grommelé « intolérable ». Il l’a dit suffisamment fort pour que les avocats puissent l’entendre. Oui, intolérable

Plus d’informations

Il y a des données sur chacune de ces agressions de la police le 1-O. Il y a eu 1 066 blessés, comme l'a rappelé David Elvira, l’ancien directeur du service de santé catalan, au Tribunal ; il est lui aussi venu témoigner. Voici le rapport de Mme Núria Pujol Moix, rendu public il y a quelques mois par VilaWeb, décrivant chacune des blessures.

Que va-t-il se passer la semaine prochaine ?

La semaine prochaine, il y aura quatre jours de procès, du lundi au jeudi. De nouveaux électeurs victimes de violences policières viendront déclarer. Auparavant, lundi, commenceront à être entendus le commissaire des Mossos d'Esquadra, Sergi Pla, et le délégué syndical du commandement du Corps des Mossos, Josep Guillot, tous deux à la demande de Me Xavier Melero. Lundi aussi témoigneront cinq agents des Mossos d'Esquadra, l'ancien maire de Barcelone, Xavier Trias, le militant Martí Olivella, le secrétaire général du CCOO [Confédération syndicale des Commissions ouvrières], Javier Pacheco, et des dirigeants de l'ANC [Assemblea Nacional Catalana].

Source :

Des larmes refoulées dans la salle d’audience et un juge qui ronchonne, présage de ce que sera sa conviction (catalan)

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