Cette après-midi où David Fernàndez a révolutionné le procès au Tribunal Suprême


L’interrogatoire de David Fernàndez par le procureur Jaime Moreno a constitué un choc entre deux mondes très différents, totalement éloignés.

Aujourd’hui, au Tribunal Suprême, les témoignages de David Fernàndez, (n.d.t. : ancien député au Parlement de Catalogne, CUP) et de Ruben Wagensberg (n.d.t. : fondateur de la campagne « Casa nostra, casa vostra», « Notre maison est votre maison », et de la manifestation « Volem acollir », « Nous voulons accueillir des immigrés »), cités par la défense, ont bouleversé le procès en cours contre le procés : ces témoignages signifient en effet un changement de paradigme dans la façon d’envisager ce procès. Aujourd’hui, deux personnalités significatives de la société engagée catalane, ayant manifesté et voté à l’automne 2017, ont assumé ouvertement leur participation à un acte de désobéissance civile, en particulier en protégeant les urnes et les votants, et de l’avoir fait consciemment pour empêcher l’action de la police espagnole.

Cela après avoir écouté plus d’une centaine de policiers se plaindre des murs humains. David Fernàndez a assumé ce concept, se l’est approprié et l’a retourné en s’adressant au procureur : « Ce mur humain était effectivement, comme vous le dites, un acte de désobéissance civile pour empêcher l’action de la police ». Ni plus ni moins. Maintenant c’est au tribunal de décider s’il protège un droit civil comme le droit de manifester et de protester pacifiquement ou s’il le punit et condamne toute une société à voir ses droits limités pendant les prochaines années. Car ce sera bien au Tribunal suprême lui-même de fixer la doctrine. Telle est la révolution qui a eu lieu cet après-midi au tribunal.

David Fernàndez est arrivé devant le juge Manuel Marchena dans la salle d’audience vêtu d’un T-shirt portant le nom et la photo d’un autre juge, Giovanni Falcone, le juge italien qui avait envoyé en prison des dizaines de responsables de la mafia pendant les années quatre-vingt et était mort, victime d’un attentat. Le juge Marchena pouvait en faire la lecture qu’il voulait, mais au moins il n’a pas interdit le T-shirt, contrairement à ce qu’avait fait auparavant la police espagnole avec un membre du public qui portait un T-shirt avec le slogan « Liberté pour les prisonniers politiques ». Fernàndez et Wagensberg ont été cités comme témoins par la défense en raison de leur participation au 20-S et au 1-O et en tant que promoteurs de la plateforme citoyenne « En peu de Pau » (littéralement : « Sur le pied de Paix »).

Ruben Wagensberg, député d’ERC, a expliqué ce qui s’était passé le 1-O : « Les citoyens ont mené, peut-être sans le savoir, l’acte de désobéissance civile le plus important que j’ai jamais vu et sans doute le plus important réalisé en Europe ces dernières années ». Il a repris l’idée formulée par Jordi Cuixart lors de sa déclaration au début du procès. Qu’est-ce que cela veut dire ? À quoi désobéissait-on ? L’avocate générale, Rosa María Seoane, le lui a demandé et Wagensberg a répondu : « Les citoyens organisés ont considéré injuste la décision du Tribunal constitutionnel et ont voulu désobéir. » Soulignant sa question d’une sorte de moue et ébauchant avec les doigts le signe des guillemets, Mme Seoane a demandé au témoin : « Cette « désobéissance civile » reposait-elle sur la reconnaissance du droit de vote ? » : « Tout à fait. Les gens voulaient voter », lui a répondu Wagensberg.

Quand son tour est arrivé, David Fernàndez est allé encore plus loin. Me Benet Salellas lui a demandé s’il était conscient que le TSJC (Tribunal supérieur de Justice de Catalogne) avait interdit la tenue du référendum du 1-O. « J’en étais absolument conscient et j’ai désobéi de façon consciente. J’avais déjà désobéi antérieurement, le 9 novembre 2014, quand il y avait eu des interdictions. Non seulement moi, mais je pense que 2,3 millions de personnes ont désobéi à la décision du Tribunal. Si l’autodétermination est un délit, je me déclare ouvertement coupable et récidiviste ».



L’interrogatoire de David Fernàndez par le procureur Jaime Moreno a constitué un choc entre deux mondes si différents, si éloignés l’un de l’autre que ces deux mondes pourraient être le symbole de l’éloignement et du choc que nombre de ceux qui ont participé au 1-O ont éprouvé en entendant ces dernières semaines le récit des policiers espagnols et les questions des procureurs. La plateforme « En Peu de Pau » , présentée le 18 octobre 2017, voulait donner à la population des outils leur permettant de mener des actions de résistance pacifique non-violente et de savoir réagir face à d’éventuelles violences policières.

Le parquet, afin de pouvoir prouver la rébellion, a invariablement présenté « En Peu de Pau » comme une plateforme ayant organisé la violence de la foule contre l’ordre établi. Lors de ses questions aux policiers et aux agents de la Guardia Civil, celui-ci a toujours introduit comme élément à charge le fait que les gens présents dans les bureaux de vote se tenaient par les bras ou restaient assis dans les escaliers ou devant une porte. Or il s’agit-là, précisément, d’actions caractéristiques de la résistance passive et non-violente. Un choc de mentalités auquel nous avons assisté lors de l’interrogatoire de David Fernàndez par le procureur Moreno.

Gardez bien présent à l’esprit que le procureur pose les questions ci-dessous d’un ton accusateur:


– Avez-vous animé des ateliers de résistance ?
– Moi, personnellement, à deux reprises.
– Ces ateliers, avaient-ils pour but de renforcer les mobilisations ?
– Eh bien, c’est le titre de l’un des décalogues. Oui, cela veut dire comment les développer, comment les rendre plus puissantes ...
– Avez-vous aussi enseigné comment agir, comment se protéger lors des mobilisations ?
– Oui.
– Comment prendre soin de soi en temps de révolte?
– Oui, comment prendre soin de soi. Ce sont les titres des dix points de chaque décalogue, qui expriment nos profondes convictions pacifistes et non-violentes.
– Un autre point concernait-il les attitudes de la force non-violente ?
– Oui, oui, oui. Comment se caractérise la non-violence : la non-violence est le renoncement explicite à toute forme de violence.
– Faisait-on des exercices pratiques lors de ces ateliers ?
– Oui.
– Y apprenait-on aux gens à entrelacer leurs bras ?
– À entrelacer leurs bras, à connaitre les dynamiques de résistance à la violence, parce qu’elles sont difficiles.

Aussitôt le procureur Moreno veut amener Fernàndez à dire que le 1-O les votants avaient proféré des insultes, craché, donné des coups et des coups des pieds. Toutes choses n’ayant rien à voir avec la non-violence. Les procureurs ont invariablement voulu présenter, comme représentatives de l’attitude des deux millions de votants de ce jour-là et des citoyens mobilisés en général, des réactions minoritaires, isolées, et par ailleurs compréhensibles lorsque l’on est victime d’une violence brutale,. « Dans ce contexte difficile il est également vrai qu’il y a des mouvements instinctifs », a expliqué David Fernàndez. « Lorsqu’on craint de recevoir un coup sur la tête, automatiquement on se couvre la tête. Cela, nous le rappelions : qu’il fallait faire attention parce que le corps d’un point de vue psychologique et instinctif réagit parfois ainsi »

Mais tout cela n’est pas nouveau, la culture de la paix est profonde dans le pays, elle a une très longue histoire et le réseau associatif qui la met en oeuvre et la diffuse est important. Des notions qui n’ont que peu de place dans la mentalité accusatrice et rancunière des procureurs et probablement aussi des magistrats. Tous ont eu à écouter aujourd'hui les témoignages de professionnels aussi compétents que Fèlix Martí, ex-directeur et fondateur du Centre Unesco de Catalogne, qui a rappelé le long parcours professionnel et d’activiste de Raül Romeva en faveur du pacifisme et de la résolution de conflits dans le monde entier ou Jordi Armanans, également à l’origine de « En peu de Pau » et directeur de « Fundipau », avec qui Romeva avait aussi partagé des années d’activisme en faveur de la culture de la paix et du désarmement (Romeva est en prison préventive depuis plus d’un an et risque une peine de 17 ans pour rébellion). Le procureur a reproché a Jordi Armanans d’avoir tweeté le 20-S que la police avait quitté le siège de la CUP grâce à la détermination des gens, comme si la « détermination des gens » devait être répréhensible et punissable.

Les témoignages d’aujourd’hui constituent un tournant important dans le procès, parce qu’ils éclairent davantage la tension profonde qui existe depuis le début dans cette procédure : autrement dit si l’exercice, à l’automne 2017 en Catalogne, de droits civils et fondamentaux doit être protégé ou bien puni. « Oui, en effet, les murs humains avaient pour but d’empêcher l’action de la police. » C’est la réponse que cherchait le procureur et c’est ce qu’a dit sans hésiter et avec fermeté David Fernàndez. Oui, c’est ce que nous avons vu dans de nombreux bureaux de vote : face au choc des images –qui ont fait le tour du monde en un temps record– de la violence policière contre des votants dans certains bureaux de vote, les gens sont sortis spontanément les défendre. Ils l’ont fait en se tenant par les bras, en formant des couloirs pour protéger les votants qui s’y étaient rendus tout au long de la journée, malgré la répression, pour protéger les urnes et le droit de voter.



Autres informations

Le Washington Post se demande si le procès contre le procés est politique (anglais).
Un homme qui portait le T-shirt de « Liberté prisonniers politiques » est expulsé de la salle du Tribunal Suprême (catalan).

Que se passera-t-il la semaine prochaine?
La semaine prochaine il n’y aura que deux séances, lundi 29 et mardi 30 avril, parce que mercredi c’est le 1er mai. Les premiers à déclarer seront probablement les témoins qui n’ont pas pu le faire jeudi : Eduardo Reyes, ex-député de Junts pel Sí; Xavier Eritja, député d’ERC au Congres espagnol (chambre des députés) ; Jordi Molinera, conseiller municipal d’ERC à Altafulla; et Isaac Peraire, vice-secrétaire général de la coordination interne, du territoire et de l’organisation d’ERC et maire de Prats de Lluçanès. Ensuite sont attendus les témoignages des députés européens Ana Gomes et Ivo Vagl et du député du Bundestag Andrej Hunko. L’aprèsmidi, la députée québécoise Manon Massé témoignera (en visioconférence). Et, pour finir, ce sera le tour de Lluís Llach.
Mardi nous entendrons les premiers témoignages de votants du 1-O qui ont subi la violence policière.

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