Les témoignages des policiers provoquent le rire au Tribunal Suprême , mais derrière ces moqueries se cache un plan. 



Le problème c’est que la très grande majorité des media espagnols, même ceux qui se moquent de ces témoins, reprennent fidèlement leur récit.

Le tribunal qui juge les prisonniers politiques a entendu aujourd’hui une foule d’arguments en faveur de l’accusation de rébellion, avec profusion de scènes d’une extrême violence racontées par des agents et inspecteurs de la police espagnole intervenus dans des bureaux de vote du 1 octobre à Barcelone.
Par exemple : une barricade faite avec des pupitres d’écoliers et une chaise ; des bureaux de vote tenus par des personnes âgées stressées ; des gens frappant les policiers avec des parapluies, des insultes, des groupes d’individus levant le poing et chantant ‘Els segadors’ (l’hymne national catalan) -ou ‘L’estaca’, «je ne sais pas vraiment laquelle»- au moment du départ des voitures des policiers anti-émeutes qui avaient fracassé trente portes de salles de cours d’une école où ils avaient espéré pouvoir emporter des urnes qu’ils n’ont pas trouvées…

Dans quelques bureaux de vote il y avait « des gens avec des casques de moto et des chaînes ». « Des chaînes ? » « Oui, de celles qu’on utilise pour attacher les motos, pour ne pas se les faire voler ». «Combien d’individus casqués y avait-il ? » «Un». « Combien de personnes y avait-il à l’école ? » « Environ trois cents ». Tous les témoignages d’aujourd’hui étaient si minces, que les procureurs Javier Zaragoza, d’abord, et Fidel Cadena, ensuite, ont dû gonfler autant que possible les incidents provoqués par les policiers eux-mêmes dans les bureaux de vote -protestations et actes de résistance- afin d’amplifier cette sorte de « violence ambiante ». On verra si le juge Manuel Marchena y souscrit.

« Y avait-il des personnes âgées ? », demandent invariablement les procureurs aux policiers qui avaient fait irruption dans les bureaux de vote. Ils essayent de prouver ainsi que « la masse » utilisait de façon préméditée les personnes âgées ou les enfants comme des « boucliers humains ».  Comme si les grand-pères et les grand-mères qui s’étaient rendus dans les écoles pour voter ou pour tenir les bureaux de vote étaient bêtes et avaient été manipulés par de prétendus idéologues pervers, les mêmes qui auraient donné aux gens l’ordre de s’asseoir par terre en se tenant par les bras, comme s’il s’agissait d’une stratégie subversive et insurrectionnelle très élaborée. Tel est le récit. Quelle est la réalité ? Ce sont seulement des données, car le juge Marchena interdit la projection de vidéos : le 1-O, il y a eu plus de treize blessés de plus de soixante-dix-neuf  ans et soixante-cinq blessés de plus de soixante-cinq ans à cause de la violence policière (plus d'information (catalan)).  

Nous avons déjà entendu, il y a quelques jours, que la violence insurrectionnelle s'était manifestée à travers le jet d’un yaourt sur un véhicule de la Guardia Civil ou les coups de pied des gens qui essuyaient des volées de coups de matraque assénés par des policiers, ou la police anti-émeutes contrainte de traîner les gens assis par terre devant l’entrée d’un bureau de vote (« arracher des champignons », avait dit un policier), ou par des crachats ou un coup de pièce de monnaie près de l’œil, ou une griffure sur le front … Ces mêmes policiers ont provoqué trente-quatre traumatismes crâniens parmi le millier de blessés victimes de leur brutalité. Mais cette après-midi le procureur Fidel Cadena voulait surtout savoir si le parapluie de l’un des votants de l’école Can Vilumara de l’Hospitalet de Llobregat était suffisamment pointu pour blesser quelqu’un, ou ce qui était arrivé au policier, matricule 64915, intervenu dans la même école et dont un pied avait été coincé dans une porte pendant un instant. Les policiers poussaient et tapaient dans la porte tandis qu’à l’intérieur les gens résistaient pour empêcher son ouverture.

- J’ai eu le pied gauche coincé.
- Ceux qui étaient à l’intérieur voyaient-ils que vous étiez coincé ?
- Je ne sais pas. La porte était opaque et avec le vacarme qu’ils faisaient, je ne sais pas s’ils se rendaient compte qu’ils m’avaient coincé le pied. Ils continuaient à pousser et ils ont mis très peu de temps, quelques minutes à peine, à me libérer.

Le récit est trop inconsistant. Fidel Cadena baisse les yeux vers ses papiers, se demandant comment le rendre tragique.

- Ainsi, ils continuaient à pousser pendant que vous étiez coincé ?
- Oui, ils continuaient à pousser. Très vite l’unité d’intervention de la police a utilisé de grosses pinces et un maillet pour éviter que la porte ne me fracture le pied et ils ont réussi à me libérer. Ensuite les gens poussaient toujours et les policiers ont mis du temps à casser la porte et à pouvoir entrer.

Le récit du policier n’est pas assez épique. Reprenons.

- Ils continuaient à pousser pour vous empêcher de vous libérer de cette oppression ?
- Ils continuaient à pousser pour éviter que la police n’entre dans l’école. Je suppose que la plupart des gens voulaient empêcher la police d’entrer.
- Ils continuaient à pousser pour éviter que la police n’entre dans l’école. Je suppose que la plupart des gens voulaient empêcher la police d’entrer.
- Oui, j’ai souffert à ce moment-là. J’ai eu mal.
- Avez-vous été blessé ?
- Mmmm. Peut-être mais je ne suis pas médecin. Un médecin aurait pu y trouver des lésions mais je ne suis pas allé chez le médecin et quelques heures après la douleur s’était calmée et à vrai dire le lendemain je n’avais plus mal.

Ce policier était le témoin clé de l’après-midi au Tribunal Suprême espagnol dans la procédure spéciale qui maintient neuf personnes en prison depuis plus d’un an, accusées de rébellion. Ce genre de témoignages, les scènes que décrivent les témoins, le contraste entre leur attitude lorsqu’ils parlent, leur effroi et leur peur face à « la masse », et leur message menaçant « je suis la tempête » des jours précédant le 1-O, tout cela prête à rire. Même dans la salle de presse du Tribunal suprême ces témoignages déclenchent des éclats de rire d’incompréhension.  « Il a eu mal au testicule gauche pendant cinq jours. Quelle rébellion, dis donc! », ai-je entendu dire à des collègues de la presse de Madrid.

Cependant, le problème c’est que l’immense majorité des média espagnols, y compris ceux qui se moquent de ces témoins, reprennent fidèlement le récit que tous ces témoins et le parquet veulent imposer. Ils écrivent ainsi que les agents de la Guardia Civil renforcent l’accusation de rébellion ou que leurs témoignages font apparaître une Catalogne qui n’a rien à voir avec le pacifisme ou la révolution des sourires. Le problème c’est que depuis deux semaines et demie on entend des dizaines d’agents de la Guardia Civil et des policiers décrire une situation de violence, d’hostilité, d’intimidation, et rapporter des faits au mieux très partiels , si ce n’est carrément faux. Il existe des vidéos pouvant démentir de façon irréfutable ces témoignages et pouvant prouver que la violence, brutale, injustifiée, ce sont les policiers anti-émeutes qui l’ont exercée, en s’acharnant, contre les gens désarmés présents dans les bureaux de vote. Mais le juge Marchena interdit de montrer ces vidéos qui permettraient d’interrompre et de contredire ce récit. Et puisqu’il ne le fait pas, le récit surgit, petit à petit, jour après jour, sans qu’aucune preuve pouvant le démentir de façon irréfutable ne puisse être montrée. La presse espagnole s’en fait l’écho, ce dont les sept juges du tribunal prennent bonne note.

Seraient-ils maladroits ? Seraient-ils en train de se ridiculiser ? Ils savent très bien ce qu’ils font. Ils savent que l’arbitre joue dans leur équipe et que tous les médias les soutiendront car jusqu’à présent cela a toujours été le cas. Ils diront que les gens étaient violents, une violence organisée, et que les Mossos les avaient aidés. De nombreux juristes et avocats des accusés disent que le juge Marchena est très intelligent, qu’il sait ce qu’il fait et ce qu’il a entre les mains. Qu’est-ce que cela veut dire? Les procureurs Fidel Cadena, Javier Zaragoza et Consuelo Madrigal le connaissent très bien aussi et savent que le juge Marchena est le père de la théorie de la « violence ambiante ». (Roger Graells l’explique de manière approfondie dans un article aujourd'hui) Le juge Marchena a été le « rapporteur de la sentence » (fonction sans équivalence en droit français) de l’affaire « Bloquons le Parlement », condamnant à des peines de prison huit personnes inculpées à la suite de la manifestation de 2011 devant le parlement catalan. Cette sentence, de 2015, décrivait un climat de tension ayant eu pour but d’empêcher l’action des députés. Des mots tels que « climat coercitif », « atmosphère d’intimidation », « action d’intimidation », « atmosphère de coercition », « violence et intimidation », « fustigation » et même « environnement tumultueux » y étaient employés. Le juge Marchena faisait directement le lien entre cette « atmosphère » et les conditions de violence nécessaires pour une condamnation. Et ils ont été condamnés. Un recours a été déposé devant la Cour européenne des Droits de l’Homme à Strasbourg.

Le juge Marchena s’appuiera-t-il sur sa théorie, autrement dit celle du Tribunal Suprême, pour dire que la violence nécessaire pour qualifier la sédition et la rébellion se trouve déjà dans cette « violence ambiante » à laquelle se raccrochent les procureurs ? Me Gonzalo Boye (avocat du président Puigdemont), lors de la présentation de son livre Ahí lo dejo à Barcelone, ainsi que le juriste Joan Queralt dans un entretien accordé à Vilaweb ont dit qu’ils pensaient qu’il le fera. Me Xavier Melero (avocat de Joaquim Forn) a pour sa part dit dans un autre entretien accordé à Vilaweb qu’il pensait qu’il ne le fera pas.

La violence « non ambiante », celle des policiers espagnols le 1-O, celle que les avocats peuvent seulement évoquer -si tant est que le juge Marchena le leur permette- vous pouvez la voir dans ces vidéos que le juge interdit de montrer lors du procès. Des vidéos tournées dans les écoles Nostra Llar de Sabadell, Joan Boscà, Pau Romeva i Dolors Monserdà de Barcelone et Can Vilumara de L’Hospitalet de Llobregat:







PLUS D'INFORMATIONS « La théorie de la violence ambiante, la carte du juge Marchena pour les faire condamner » (catalan)(Vilaweb, 10/04/2019)
Cet article de Roger Graells analyse de manière approfondie la sentence de 2015, où le juge Marchena avait introduit une théorie dont il pourrait se servir pour faire condamner les prisonniers politiques.

Que se passera-t-il demain?
Les témoignages des policiers espagnols qui ont participé aux attaques contre les bureaux de vote du 1-O à Barcelone se poursuivront demain. Il y en a seize, convoqués par le Parquet.

Souce :
Les témoignages des policiers provoquent le rire au Tribunal Suprême , mais derrière ces moqueries se cache un plan (catalan)

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