Lluis Llach réfrène les bouffées d'irascibilité du président Marchena et réveille les fantômes du Tribunal suprême


« En tant que citoyen homosexuel, indépendantiste et désireux de devenir citoyen du monde, je désapprouve que Vox puisse me poser des questions. »

Lluís Llach est entré dans l'imposant bâtiment du couvent des Salesas de Madrid à 15h45, par une porte latérale, accès habituellement réservé au personnel qui va et vient au cours de ce procès contre les prisonniers politiques catalans. Le bâtiment est aujourd’hui le siège du Tribunal suprême espagnol, mais jusqu’en 1977, il abritait le sinistre Tribunal de orden público (TOP) franquiste, tribunal politique, symbole de la répression que Llach avait en son temps dénoncée et combattue, tribunal qui avait en particulier fermé les yeux devant l’assassinat par la police espagnole de cinq ouvriers en grève à Vitoria, en mars 1976. Difficile d’éviter de penser aux « Campanades a morts » [le Glas], album de Llach composé la nuit même de l'assassinat des cinq ouvriers et censuré dès sa sortie, lorsqu’on voit Llach entrer par cette petite porte étroite, puis passer sous le porche de sécurité et décliner son identité en tant que témoin convoqué par le parti d’extrême-droite Vox, dans un procès politique où sont accusés de rébellion les membres du gouvernement catalan et les représentants d’entités de la société civile.

Lluis Llach est arrivé, vêtu de sombre, ce qui faisait ressortir le nœud jaune qu'il portait sur la poitrine, les lunettes jaunes qui pendaient à son cou et le bracelet jaune de sa montre. Puis il a fait son entrée dans la salle d’audience du Tribunal suprême, portant sous le bras le livre du sénateur élu Raül Romeva, Espérance et Liberté (Ara Llibres). Il s’est assis à la table où tous les témoins ont déclaré et a posé le livre sur la table voisine. Il a salué d’un regard chaleureux tous les accusés, et a répondu à Marchena que, bien évidemment, il connaît tous les accusés, qu’« une profonde amitié l'unit à certains d'entre eux », mais que cela ne l’empêchera pas de dire la vérité, « je le promets », bien au contraire, sachant que la vérité les disculpe. Et c’est dans ce but qu’il a voulu témoigner, sous le regard impatient des rares journalistes se trouvant ces jours-ci dans le prétoire, des avocats, et de tout le public. Llach a parlé du 20-S, des motifs pour lesquels ce jour-là il avait eu l’occasion de s’entretenir directement avec Jordi Sànchez et Jordi Cuixart. Il est un témoin direct de tout ce qui s’est passé ce jour-là, en ce lieu qui revêt, pour le tribunal, une très grande importance : l’entrée du ministère catalan de l’Economie.

‘En tant que citoyen homosexuel, indépendantiste…’

L'interrogatoire de l’extrême- droite a commencé. Ils ont demandé à Lluis Llach, pourquoi il s’était rendu au ministère de l’Economie le 20-S. Llach a semblé pris au dépourvu en ce début d’interrogatoire de Javier Ortega Smith ; il semblait mal à l’aise, non pour devoir tourner la tête afin de voir les deux avocats, mais plutôt par leur présence même, par le fait qu'ils l'interrogent, qu'ils soient autorisés à l'interroger. Il a commencé par expliquer que, ce jour-là, le 20 septembre, quand il avait appris que la Guardia civil était entrée dans un bâtiment de la Generalitat avec l'intention de procéder à des détentions, il avait considéré de son devoir d’y aller, c'était sa responsabilité en tant que député du Parlement. Et il a ajouté : « en tant que citoyen, en tant que citoyen indépendantiste, je me devais d'y être ». En prononçant ce mot, indépendantiste, il a fait une brève pause, a baissé le regard, a hoché légèrement la tête, a soupiré silencieusement, comme pour mettre en ordre ses idées, et s’est adressé au tribunal présidé par Marchena avec une expression qui signifiait “je n’ai pas d’autre choix que de vous dire ceci” : « Avec votre permission, Monsieur le Président, je veux, en tant que citoyen homosexuel, indépendantiste, et désireux de devenir citoyen du monde, vous dire que je désapprouve que Vox puisse me poser des questions ».

Marchena, évidemment, l’a interrompu, comme il a interrompu tous les témoins qui ont eu cette réaction, qui ont tenu ces propos. Llach a souligné l'anomalie que constitue la présence d'un parti politique d’extrême-droite dans cette procédure judiciaire, anomalie ayant permis à ce parti de mener sa campagne électorale depuis cette tribune médiatique privilégiée. Les autres membres du tribunal montraient des signes d'embarras, se frottant les yeux ou regardant le plafond. A l'inverse de son attitude à l'endroit de certains autres témoins, le juge a pesé ses mots face à Lluis Llach, comme s’il avait conscience de l’autorité morale, sociale et politique qu’il avait devant lui. Il a commencé tout d'abord par lui dire qu’il avait été appelé à déclarer en tant que témoin direct du 20 septembre. « Vous êtes ici exclusivement pour témoigner de ce que vous avez vu et entendu ce jour-là. Vos propos sont tout à fait respectables, mais débordent le cadre de votre présence ici. Le prétoire respecte tout à fait vos convictions, votre mode de vie… tout. Nous souhaitons seulement que votre témoignage se déroule conformément au code de procédure pénale. »

Puis Marchena a semblé vouloir, pour la première fois, justifier la présence de Vox dans ce procès. « L’avocat qui vous interroge représente l'accusation populaire, et l'accusation populaire est admise dans notre système judiciaire », a ajouté le juge. « Chacun peut avoir une posture, disons, intellectuelle sur la présence d’une accusation populaire, mais c’est le régime judiciaire en vigueur. Ainsi, si l'accusation populaire vous a appelé à témoigner, vous avez l’obligation légale de répondre à leurs questions. » Le juge a visiblement conscience qu’à certains moments l’impact médiatique de son comportement pourrait lui échapper. C'est la raison pour laquelle il est si acerbe et désagréable, voire arbitraire, envers certains témoins ou certains avocats ou, comme aujourd’hui, porte une attention toute particulière à ne pas provoquer une situation susceptible de lui échapper totalement des mains.

« Poursuivons ! » a conclu Marchena. Llach a souri timidement et Ortega Smith a continué. Ce témoignage direct, cet éclairage des faits par Lluis Llach, ont permis au tribunal d'entendre un autre point de vue sur les événements du 20 septembre 2017, à même de contredire les récits bien rodés des témoins des mois précédents cités par l’accusation pour justifier une condamnation pour rébellion ou sédition.

Je veux que le Tribunal le sache

Llach a dit qu'il était de sa responsabilité et de son devoir de se rendre au ministère de l'Economie, devant lequel s'était formé un impressionnant rassemblement totalement pacifique et non violent, comme l'ont toujours été les manifestations et rassemblements organisés, ces dernières années, par le mouvement indépendantiste. « Je veux que le tribunal le sache. Nous avons sans cesse eu à l'esprit cette constante, cette norme, presque une obsession », a-t-il déclaré. Il avait pu, à de nombreuses reprises, parler ce jour-là avec Sànchez et Cuixart. Plusieurs députés l'avaient accompagné et il avait usé de sa célébrité pour essayer de gérer une situation compliquée : non seulement du fait du caractère exceptionnel de l'opération judiciaire et policière lancée à l'encontre du gouvernement catalan ou de l'ampleur du rassemblement, tout d'abord spontané, puis par la suite bien organisé, mais surtout du fait que les agents de la police espagnole et de la Guardia civil avaient laissé des fusils d'assaut dans leurs véhicules garés devant le ministère de l'Economie et que la brigade judiciaire qui y perquisitionnait depuis plusieurs heures allait devoir, à un moment ou à un autre, en sortir. Llach a clairement expliqué que leur volonté avait constamment été de ne pas gêner la procédure judiciaire mais qu'en même temps la liberté de manifestation et de protestation devait être respectée.

C'est la raison pour laquelle, après s'être entretenus avec les président d'Omnium et de l'ANC, les députés présents, dont lui-même, s'étaient placés devant l'entrée du ministère, face aux manifestants « pour leur donner ce message clair : l'opération qui était en train de se dérouler à l'intérieur du ministère ne devait en aucun cas être interrompue. Nous pensions que c'était la manière de le montrer physiquement et nous sommes donc restés là pendant toute la durée du rassemblement. » En milieu d'après-midi, Sànchez et Cuixart avaient avertis les députés de la sortie probable de la greffière du bâtiment et leur avaient demandé de former un groupe pour l'accompagner pendant sa sortie. Il s'est souvenu que « plusieurs députées avaient proposé de la mettre entre elles afin que sa sortie passe inaperçue ».

Cuixart et Sànchez sont ensuite montés sur la scène afin de disperser la manifestation, et Llach a rappelé que Cuixart avait été vertement sifflé lors de sa première annonce. Il avait fallu ensuite faire parvenir le message à toute une partie des manifestants qui ne pouvaient les voir et n’avaient probablement pas entendu les messages lancés depuis la scène. C'est à ce moment-là que j'ai suggéré « par déformation professionnelle, et je le regrette vivement, de demander, à l'aide d'un mégaphone, la dispersion du haut des véhicules de la Guardia civil garés là. » C’était la seule façon de faire entendre le message au plus grand nombre. Le témoignage de Llach contredit celui des agents de la Guardia civil, de la greffière Montserrat del Toro et de plusieurs membres du commandement policier. « Nous avons toujours demandé que l’action de désobéissance et de protestation soit civique et civilisée », a rappelé Llach devant le tribunal.

Il a quitté la salle saluant chacun des accusés d'un geste de la main portée vers sa poitrine, signifiant par ce geste combien il les portait tous dans son cœur. Puis il est reparti chez lui, abandonnant derrière lui le Palais des Salesas, palais du sinistre Tribunal de orden público, du Tribunal suprême et de Manuel Marchena.

Voici l'intégralité de sa déclaration:



VU et entendu

Aujourd’hui, parmi les accusés, se trouvaient cinq personnes élues aux élections générales d'hier dimanche 28 avril : quatre députés, Oriol Junqueras, Jordi Sànchez, Jordi Turull et Josep Rull, et un sénateur, Raül Romeva. Et comme pour souligner cette situation exceptionnelle, Josep Rull a publié aujourd'hui un tweet dans lequel il a expliqué qu'à son arrivée ce matin à l'Audiencia nacional española, avant son transfert au Tribunal suprême, il avait été fouillé, face au mur. Un député élu.



Que se passera-t-il demain ?

Demain mardi se tiendra la dernière séance de la semaine du procès contre le « procès » : mercredi, c’est le Premier mai, le lendemain, le 2 mai, est férié à Madrid, et le vendredi, généralement, le tribunal ne siège pas. Les prochains témoins entendus seront les premiers votants du 1-O, ceux qui avaient été agressés par la police espagnole et la Guardia civil, dans plusieurs bureaux de vote, comme par exemple, à Sabadell, Sant Carles de la Ràpita, Dosrius, Sant Cebrià de Vallalta…

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