L’ombre des tortures plane au-dessus des commandements policiers du 1-O
Par : Josep Casulleras Nualart
De Pérez de los Cobos à Trapote, les commandements policiers
responsables du dispositif du 1-O ont un passé sombre.
Les dépositions des témoins de l’accusation au procès contre le « procès » au Tribunal Suprême espagnol sont maintenant presque achevées. Le ministère public a essayé d'asseoir son récit accusatoire sur le témoignage de dizaines et de dizaines d’agents de la police espagnole et de la Guardia civil qui avaient chargé contre les bureaux de vote le 1-O et sur ceux des commandements qui avaient conçu le dispositif de cette journée. Ces derniers sont les principaux témoins à charge des accusations et la plupart d’entre eux ont un passé sombre soit pour leur implication dans des cas de tortures et de mauvais traitements, y compris le décès d'un détenu, soit pour les avoir justifiés d'une façon ou d'une autre. Certains de ces commandements ont dû admettre devant le tribunal avoir été effectivement poursuivis sans qu'aucun détail ne soit donné sur le motif de leur mise en examen. Dans cet article, fait avec le professeur Iñaki Rivera, directeur de l’Observatoire du système pénal et des droits de l’Homme de l’université de Barcelona, et de Jorge del Cura, du Centre de Documentació i Denuncia de la tortura de Madrid, nous avons passé en revue tous les cas où ont été impliqués les plus hauts responsables de la charge policière, responsables d'un millier de blessés le Premier octobre.
Diego Pérez de los Cobos et les tortures infligées à Kepa Urra, membre de l'ETA
Le lieutenant-colonel de la Guardia civil Diego Pérez de los Cobos a été le coordinateur du dispositif policier du 1-O sur injonction du ministère espagnol de l’Intérieur. Sa déclaration comme témoin s’est déroulée sur deux jours : le premier jour, le magistrat Manuel Marchena a oublié de lui demander –comme il le fait avec tous les témoins– s’il avait déjà été inculpé. Le lendemain, il l’a fait, et Pérez de los Cobos a répondu affirmativement : il avait été inculpé une fois puis, plus tard, avait été acquitté. Mais il n’a pas dit sur quelle affaire ni pour quelle raison. Marchena, d'ailleurs, ne lui a rien demandé, contrairement à ce qu’il a fait avec d'autres témoins qui avaient été inculpés, pour lesquels il a invariablement voulu connaître le motif de l'inculpation. Dans le cas du lieutenant-colonel, il s'est abstenu. Probablement le savait-il, comme beaucoup d'autres : poursuivi et jugé en 1997, quand il était au Pays Basque, accusé d'avoir torturé en 1992, avec cinq autres agents de la Guardia civil, un membre de l'ETA, Kepa Urra. Trois d'entre eux avaient été condamnés, lui-même et deux autres, acquittés. Les trois condamnés étaient José María de las Cuevas Carretero, Manuel Sánchez Cordi et Antonio Lozano García. Peu de temps après, le Tribunal suprême leur avait accordé une réduction de peine, puis, plus tard, le gouvernement de José María Aznar les avait graciés. Deux d'entre eux ont été promus : de las Cuevas Carretero au grade de lieutenant, Sánchez Corbí au grade de commandant. Josep Rexach l’explique en détail dans cet article (catalan).
Les faits pour lesquels ces individus ont été poursuivis, Pérez de los Cobos y compris, sont les suivants, selon le jugement de l’Audiència de Bilbao, faits recueillis pour le journal Egin en novembre 1997 et repris récemment par le journal Naiz (espagnol) : Kepa Urra avait été transporté le 29 janvier 1992, à l’aube « jusqu'à un lieu non identifié dans un terrain vague, où ils l’avaient déshabillé, frappé avec un objet non identifié et traîné par terre ». Après, il avait dû être hospitalisé à Basurto avec diverses lésions, déchirures des fibres musculaires et hémorragie, inhibition psychomotrice et amnésie. L’Audiència avait trouvé surprenant que deux agents de la Guardia civil, dont l’un était Pérez de los Cobos, fasse une visite à l’hôpital sous le prétexte « de vérifier la pertinence des dispositifs de sécurité ».
De nombreux détails sur les affinités idéologiques de Pérez de los Cobos avec le franquisme ont été rendus publics. En particulier dans cet article (catalan) de Violeta Tena pour le magazine El Temps, où elle explique, d'après les témoignages de ceux qui ont vécu de près la jeunesse de Pérez de los Cobos et de sa famille à Yecla, que, lors du coup d’Etat du 23 février 1981, l’actuel lieutenant-colonel avait enfilé la chemise bleue de phalangiste et s'était rendu à la caserne de la Guardia civil où il s'était porté volontaire pour apporter son soutien à Tejero et à ses complices.
Sebastián Trapote, ou comment tirer à bout portant sur un prévenu, le tuer et s'en sortir en toute impunité
Sebastián Trapote, ancien chef de la police espagnole en Catalogne, avait déposé le mois dernier en qualité de témoin dans le procès contre le procès indépendantiste. Il avait joué un rôle crucial dans la préparation du dispositif policier du 1-O. Au début de sa déclaration, Manuel Marchena lui avait demandé s’il avait été poursuivi : il a dit « non ». En effet, et bien qu'il ait tiré à bout portant sur un prévenu et l'ait tué, il n'avait jamais été condamné ayant bénéficié des amnisties de 1975 et de 1977.
D'après l'article publié par ElCritic.cat (catalan), écrit en collaboration avec l’historien David Ballester, quand Trapote avait 20 ans, il avait tué un homme d’une balle dans le dos au moment où celui-ci allait être détenu par la police. La victime, qui avait sept enfants mineurs, s'appelait José Luis Herrero Ruiz. La voie pénale s'est donc interrompue mais sa veuve, après plusieurs années d'un long chemin judiciaire, avait réussi en 1983 à obtenir, au civil une sentence du Tribunal Suprême obligeant l’Etat espagnol à l’indemniser. Mais en réalité Trapote est parti à la retraite à 65 ans sans jamais payer pour sa responsabilité dans le meurtre de cet homme.
D'après la sentence de la 3ème salle du Suprême, rendue en septembre 1983, la mort de José Luis Herrero aurait pu être évitée « si l’on avait agit avec la prudence et la diligence minimales que l’on est en droit d'attendre d’un fonctionnaire du Cos Superior de la Policia (Corps de commandement de la police) agissant avec plusieurs de ses collègues ».
La sentence reprend aussi la version des faits donnée par les trois agents qui avaient participé à la poursuite et à l’arrestation de Herrero : le 7 juin, vers 23 heures, Trapote et deux sous-inspecteurs, Alfonso Carlos Giménez et Feliciano González Alvarez, avaient détenu Herrero à Badalona après une course-poursuite bien mouvementée, des coups de feu tirés en l’air et la fuite du suspect. Au moment où celui-ci avait été arrêté, ils lui avaient ordonné de se mettre contre le mur, ce qu’il avait fait. Mais quand le sous-inspecteur Giménez le menottait, le détenu s'était retourné, avait sorti un couteau et fait un mouvement, ce qui avait poussé Trapote à tirer le coup mortel.
Cependant, ce récit ne correspond ni au rapport d’autopsie ni aux rapports médico-légaux complémentaires sur la trajectoire de la balle, montrant que celle-ci était entrée par le dos et était ressortie par la poitrine le touchant en plein cœur. Si le détenu s’était réellement retourné avec un couteau dans la main, selon la sentence du Suprême, la balle serait entrée par un côté du corps ou de la poitrine, et non par le dos alors que le suspect était face au mur.
César López Hernández et le scandale des tortures infligées en toute impunité à Igor Portu et Mattin Sarasola
Le témoignage du commandant de la Guardia civil César López Hernández est l'un des plus récent. Il a été le rédacteur des procès-verbaux de la police élaborés de début 2016 à l’automne 2017 dans le but de contrôler et d'incriminer des dizaines de personnes dans la cause générale contre l’indépendantisme. Il était le numéro deux du lieutenant-colonel Daniel Baena. Devant Marchena il n’a pas décliné son identité et a seulement donné son numéro d’identification, le N29100C. Il a dit avoir été condamné pour tortures mais le Tribunal suprême l'avait par la suite relaxé. Une simple recherche précisant le numéro d’identification et le mot tortures nous conduit directement au nom du commandant, César López Hernández, accusé d'avoir, en 2008, infligé de mauvais traitements à Igor Portu et à Mattin Sarasola, condamnés pour l'attentat de l'aéroport de Barajas. Parmi les magistrats du Suprême qui l’avaient acquitté, il y avait Juan Ramon Berdugo et Andrés Martínez Arrieta, deux des sept magistrats du tribunal qui juge actuellement les prisonniers politiques pour l’1-O.
Des agents de la Guardia civil avaient arrêté Igor Portu et Mattin Sarasola le 6 janvier 2008 à Arrasate. Quelque heures après son arrestation, Portu était entré à l’hôpital de San Sebastián portant des marques évidentes de mauvais traitements et de tortures. Il avait le poumon perforé, une côte cassée, des hématomes partout sur le corps et une hémorragie. Sarasola, lui ,avait été détenu au secret pendant cinq jours, en application de la loi « antiterroriste ». Il a porté plainte pour avoir été roué de coups et maltraité lors de son transfert, d'abord à Lesaka puis à San Sebastián et finalement à Madrid. César López Hernández était à l'époque le lieutenant responsable du groupe d’information, et dirigeait l’unité qui s'était occupée du transfert de Sarasola. L’Audiència de Guipúzcoa avait prononcé un non-lieu à son encontre, mais avait condamné d'autres agents de la Guardia civil pour tortures. Comme López Hernández l'a rappelé, le Tribunal suprême espagnol les avait ensuite tous acquittés à l'issue du procès pour tortures contre Portu et Sarasola.
Jusqu’à l’année dernière où la Cour européenne des droits de l’homme avait condamné l’Etat espagnol dans cette affaire, pour traitements inhumains et dégradants infligés aux détenus. La condamnation de Strasbourg conclut pour la première fois que l’Espagne avait violé l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme (Interdiction de tout traitement inhumain et dégradant) sous ses volets matériel et procédural. Autrement dit, l'Etat espagnol était également condamné pour ne pas avoir enquêté. Trois des membres de la CEDH avaient émis un vote particulier affirmant que les faits devraient être plutôt qualifiés de tortures que de traitement inhumain et dégradant.
José Antonio Nieto, protecteur de tortionnaires
L'Etat espagnol les protégeant, nombre d'affaires de tortures commises par les policiers et les membres de la Guardia civil bénéficient d'une chaîne d'impunité. C'est cette interruption de la chaîne de l'impunité qu'exprime la sentence assez dure de la CEDH soulignant que le Tribunal suprême et le gouvernement espagnol n'avaient pas nié l'existence des lésions de Portu. Ils ne pouvaient les nier. Parce que les agents qui l'avaient frappé avaient tellement dépassé les bornes qu'ils avaient dû le conduire à l'hôpital et les responsables du centre de soins avaient dû en informer le juge d'instruction de San Sebastián. Ce dernier avait alors envoyé les médecins légistes aux urgences de l'hôpital où se trouvait Portu et ceux-ci avaient pu constater les graves lésions dont celui-ci avait été victime. Ces constatations avait été déterminantes et avait brisé la chaîne de l'impunité, même s'il avait fallu recourir à la Cour de Strasbourg. Jorge del Cura l'explique dans son interview au journal Público (espagnol).
La chaine de l’impunité fonctionne à de nombreux niveaux. Et dans les plus hautes sphères, il y a non seulement les magistrats du Tribunal suprême qui rejettent les condamnations antérieures contre des policiers tortionnaires mais également des dirigeants politiques qui gracient, amnistient ou déboutent les plaintes et refusent l'ouverture d'enquêtes. Exactement ce que José Antonio Nieto, le secrétaire d’Etat à la Sécurité du gouvernement de Rajoy, a fait à l’automne 2017. Lors d'une séance du Sénat espagnol, en février 2018, le sénateur d’Euskal Herria Bildu Jon Inarritu avait interrogé le secrétaire d'Etat sur les tortures infligées par Sánchez Corbí. Le sénateur du Pays Basque avait déplié une photographie de Sanchez Corbí : « M. le Secrétaire d’Etat, connaissez-vous ce délinquant ? lui avait-il demandé. Et il lui avait rappelé la condamnation pour tortures puis l’amnistie et l’ultérieure promotion dont avait bénéficié cet officier de la Guardia civil. En outre, le sénateur lui avait également rappelé qu'il avait gracié le collègue de Corbí, José María de las Cuevas Carretero, condamné lui aussi par tortures dans le même cas et qui, finalement, avait été nommé représentant espagnol au Comité International de prévention contre la torture.
Et quelle avait été la réponse de Nieto ? Celle-ci : « Je vous demande une faveur, retirez le mot « délinquant » de votre intervention [ …] Cette personne a une trajectoire irréprochable dans sa carrière ». Nieto n’avait pas levé le moindre petit doigt contre Sánchez Corbí qui avait conservé sa position privilégiée de colonel de l'Unité centrale opérative (Unidad Central Operativa, UCO) de la Guardia civil. Ce n'est que quelques mois plus tard que le gouvernement de Pedro Sánchez l'avait destitué. Sánchez Corbí et Nieto partagent le même regard sur le 1-O. Lors de son témoignage au Tribunal suprême, Nieto avait nié les violences policières et les charges policières et avait tenu pour responsables des violences les personnes qui étaient allées voter. Dans un entretien à la revue Interviù sur le 1-O, Sánchez Corbí avait déclaré : « le pas suivant [en Catalogne] se seront les cocktails Molotov, les explosifs » et avec les vidéos enregistrées le jour du référendum il faudrait aller de porte à porte chez les votants (link en catalan).
Angel Gozalo, hommage à la Division Azul (français)
Angel Gozalo, chef de la Guardia civil en Catalogne le 1-O, a été appelé à témoigner au procès contre le « procès ». Il est l'un des principaux témoins de l’accusation. Il n’a, jusqu'à présent, jamais été inculpé Mais il a une tache sur son curriculum vitae relativement récente : le 11 mai 2013, il avait décoré par un diplôme « la Hermandad de Combatientes de la División Azul ». C’était lors d'un hommage rendu aux combattants espagnols de l’armée nazie qui s'était déroulé à la caserne de Sant Andreu de la Barca. L’hebdomadaire La Directa l'a révélé dans un reportage (catalan) dont les images montrent la participation de Gozalo à cet hommage aux côtés de Maria de los Llanos de Luna, alors déléguée du gouvernement espagnol en Catalogne. Sur la photo on voit d'anciens combattants et des nostalgiques de la División Azul, vêtus de l’uniforme de la Phalange Española Tradicionalista de las JONS, accompagnant Gozalo et Llanos de Luna. Malgré les protestations de certains partis et institutions, dont certaines de la Guardia civil, aucune responsabilité n’a été recherchée. En fait, les explications officielles données justifiaient la tenue de cet hommage par le fait que l’organisation « filonazi » honorée était parfaitement légale. Cependant, cette année-là, selon La Directa, le gouvernement de Rajoy avait accordé une subvention de 3.500 euros à cette Hermandad.
Daniel Baena, mensonge sous serment
Daniel Baena, lui, a été jugé. Il l’a dit au début de son témoignage au Suprême. Il a reconnu avoir été condamné pour atteinte à l’intégrité morale « pour une affaire personnelle », a-t-il dit. Mais nous n’avons rien su de plus. En revanche, il est de notoriété publique, et démontré, que Baena, qui avait été chef de l’unité de la police judiciaire de la Guardia civil en Catalogne et responsable des enquêtes contre les indépendantistes en 2016 et 2017, utilisait un pseudonyme sur internet : Tácito.
Sous ce nom, pendant qu'il rédigeait et validait des rapports, il ouvrait l’application Twitter où il insultait et attaquait les dirigeants indépendantistes et la police catalane, les Mossos d’Esquadra. Il s'était, par exemple, référé à l’exil de Puigdemont et d'une partie de son gouvernement comme à « une action propre de celles de structures criminelles organisées ». Au cours de son témoignage, il a nié catégoriquement avoir utilisé ce compte twitter, contrairement à ce qu'il avait affirmé à des journalistes de Público qui avaient révélé l'affaire. Baena a donc menti sous serment au cours de sa déposition devant le Tribunal Suprême (audio en espagnol).
QUE SE PASSERA-T-IL LA SEMAINE PROCHAINE ?
A l'issue des dépositions des agents de la Guardia civil et de la police espagnole qui avaient chargé contre les bureaux de vote le 1-O, nous nous trouvons maintenant à la moitié des déclarations des témoins cités dans ce procès. Les sessions reprendront après la Semaine Sainte, mardi 23 avril 2019, fête de la Sant Jordi en Catalogne, avec les témoignages d’anciens hauts responsables et conseillers du gouvernement catalan. Certains d'entre eux, probablement, ne déclareront pas car ils sont mis en examen par le tribunal numéro 13 de Barcelona. Le lieutenant du corps des Mossos d'Esquadra, Teresa Laplana, mise en examen par l’Audiencia española, sous le chef d'accusation de sédition, ne déclarera probablement pas non plus. En revanche, les conseillers du gouvernement Puigdemont qui avaient démissionné au moment de la crise gouvernementale de juillet 2017, Meritxell Ruiz, Jordi Baiget et Jordi Jané témoigneront. L’ancien directeur général du corps des Mossos, Albert Batlle, qui avait démissionné en juin 2017, et l’actuel vice-président du gouvernement, Pere Aragonés, sont également appelés à témoigner.
Source :
L’ombre des tortures plane au-dessus des commandements policiers du 1-O (catalan)
Les dépositions des témoins de l’accusation au procès contre le « procès » au Tribunal Suprême espagnol sont maintenant presque achevées. Le ministère public a essayé d'asseoir son récit accusatoire sur le témoignage de dizaines et de dizaines d’agents de la police espagnole et de la Guardia civil qui avaient chargé contre les bureaux de vote le 1-O et sur ceux des commandements qui avaient conçu le dispositif de cette journée. Ces derniers sont les principaux témoins à charge des accusations et la plupart d’entre eux ont un passé sombre soit pour leur implication dans des cas de tortures et de mauvais traitements, y compris le décès d'un détenu, soit pour les avoir justifiés d'une façon ou d'une autre. Certains de ces commandements ont dû admettre devant le tribunal avoir été effectivement poursuivis sans qu'aucun détail ne soit donné sur le motif de leur mise en examen. Dans cet article, fait avec le professeur Iñaki Rivera, directeur de l’Observatoire du système pénal et des droits de l’Homme de l’université de Barcelona, et de Jorge del Cura, du Centre de Documentació i Denuncia de la tortura de Madrid, nous avons passé en revue tous les cas où ont été impliqués les plus hauts responsables de la charge policière, responsables d'un millier de blessés le Premier octobre.
Diego Pérez de los Cobos et les tortures infligées à Kepa Urra, membre de l'ETA
Le lieutenant-colonel de la Guardia civil Diego Pérez de los Cobos a été le coordinateur du dispositif policier du 1-O sur injonction du ministère espagnol de l’Intérieur. Sa déclaration comme témoin s’est déroulée sur deux jours : le premier jour, le magistrat Manuel Marchena a oublié de lui demander –comme il le fait avec tous les témoins– s’il avait déjà été inculpé. Le lendemain, il l’a fait, et Pérez de los Cobos a répondu affirmativement : il avait été inculpé une fois puis, plus tard, avait été acquitté. Mais il n’a pas dit sur quelle affaire ni pour quelle raison. Marchena, d'ailleurs, ne lui a rien demandé, contrairement à ce qu’il a fait avec d'autres témoins qui avaient été inculpés, pour lesquels il a invariablement voulu connaître le motif de l'inculpation. Dans le cas du lieutenant-colonel, il s'est abstenu. Probablement le savait-il, comme beaucoup d'autres : poursuivi et jugé en 1997, quand il était au Pays Basque, accusé d'avoir torturé en 1992, avec cinq autres agents de la Guardia civil, un membre de l'ETA, Kepa Urra. Trois d'entre eux avaient été condamnés, lui-même et deux autres, acquittés. Les trois condamnés étaient José María de las Cuevas Carretero, Manuel Sánchez Cordi et Antonio Lozano García. Peu de temps après, le Tribunal suprême leur avait accordé une réduction de peine, puis, plus tard, le gouvernement de José María Aznar les avait graciés. Deux d'entre eux ont été promus : de las Cuevas Carretero au grade de lieutenant, Sánchez Corbí au grade de commandant. Josep Rexach l’explique en détail dans cet article (catalan).
Les faits pour lesquels ces individus ont été poursuivis, Pérez de los Cobos y compris, sont les suivants, selon le jugement de l’Audiència de Bilbao, faits recueillis pour le journal Egin en novembre 1997 et repris récemment par le journal Naiz (espagnol) : Kepa Urra avait été transporté le 29 janvier 1992, à l’aube « jusqu'à un lieu non identifié dans un terrain vague, où ils l’avaient déshabillé, frappé avec un objet non identifié et traîné par terre ». Après, il avait dû être hospitalisé à Basurto avec diverses lésions, déchirures des fibres musculaires et hémorragie, inhibition psychomotrice et amnésie. L’Audiència avait trouvé surprenant que deux agents de la Guardia civil, dont l’un était Pérez de los Cobos, fasse une visite à l’hôpital sous le prétexte « de vérifier la pertinence des dispositifs de sécurité ».
De nombreux détails sur les affinités idéologiques de Pérez de los Cobos avec le franquisme ont été rendus publics. En particulier dans cet article (catalan) de Violeta Tena pour le magazine El Temps, où elle explique, d'après les témoignages de ceux qui ont vécu de près la jeunesse de Pérez de los Cobos et de sa famille à Yecla, que, lors du coup d’Etat du 23 février 1981, l’actuel lieutenant-colonel avait enfilé la chemise bleue de phalangiste et s'était rendu à la caserne de la Guardia civil où il s'était porté volontaire pour apporter son soutien à Tejero et à ses complices.
Sebastián Trapote, ou comment tirer à bout portant sur un prévenu, le tuer et s'en sortir en toute impunité
Sebastián Trapote, ancien chef de la police espagnole en Catalogne, avait déposé le mois dernier en qualité de témoin dans le procès contre le procès indépendantiste. Il avait joué un rôle crucial dans la préparation du dispositif policier du 1-O. Au début de sa déclaration, Manuel Marchena lui avait demandé s’il avait été poursuivi : il a dit « non ». En effet, et bien qu'il ait tiré à bout portant sur un prévenu et l'ait tué, il n'avait jamais été condamné ayant bénéficié des amnisties de 1975 et de 1977.
D'après l'article publié par ElCritic.cat (catalan), écrit en collaboration avec l’historien David Ballester, quand Trapote avait 20 ans, il avait tué un homme d’une balle dans le dos au moment où celui-ci allait être détenu par la police. La victime, qui avait sept enfants mineurs, s'appelait José Luis Herrero Ruiz. La voie pénale s'est donc interrompue mais sa veuve, après plusieurs années d'un long chemin judiciaire, avait réussi en 1983 à obtenir, au civil une sentence du Tribunal Suprême obligeant l’Etat espagnol à l’indemniser. Mais en réalité Trapote est parti à la retraite à 65 ans sans jamais payer pour sa responsabilité dans le meurtre de cet homme.
D'après la sentence de la 3ème salle du Suprême, rendue en septembre 1983, la mort de José Luis Herrero aurait pu être évitée « si l’on avait agit avec la prudence et la diligence minimales que l’on est en droit d'attendre d’un fonctionnaire du Cos Superior de la Policia (Corps de commandement de la police) agissant avec plusieurs de ses collègues ».
La sentence reprend aussi la version des faits donnée par les trois agents qui avaient participé à la poursuite et à l’arrestation de Herrero : le 7 juin, vers 23 heures, Trapote et deux sous-inspecteurs, Alfonso Carlos Giménez et Feliciano González Alvarez, avaient détenu Herrero à Badalona après une course-poursuite bien mouvementée, des coups de feu tirés en l’air et la fuite du suspect. Au moment où celui-ci avait été arrêté, ils lui avaient ordonné de se mettre contre le mur, ce qu’il avait fait. Mais quand le sous-inspecteur Giménez le menottait, le détenu s'était retourné, avait sorti un couteau et fait un mouvement, ce qui avait poussé Trapote à tirer le coup mortel.
Cependant, ce récit ne correspond ni au rapport d’autopsie ni aux rapports médico-légaux complémentaires sur la trajectoire de la balle, montrant que celle-ci était entrée par le dos et était ressortie par la poitrine le touchant en plein cœur. Si le détenu s’était réellement retourné avec un couteau dans la main, selon la sentence du Suprême, la balle serait entrée par un côté du corps ou de la poitrine, et non par le dos alors que le suspect était face au mur.
César López Hernández et le scandale des tortures infligées en toute impunité à Igor Portu et Mattin Sarasola
Le témoignage du commandant de la Guardia civil César López Hernández est l'un des plus récent. Il a été le rédacteur des procès-verbaux de la police élaborés de début 2016 à l’automne 2017 dans le but de contrôler et d'incriminer des dizaines de personnes dans la cause générale contre l’indépendantisme. Il était le numéro deux du lieutenant-colonel Daniel Baena. Devant Marchena il n’a pas décliné son identité et a seulement donné son numéro d’identification, le N29100C. Il a dit avoir été condamné pour tortures mais le Tribunal suprême l'avait par la suite relaxé. Une simple recherche précisant le numéro d’identification et le mot tortures nous conduit directement au nom du commandant, César López Hernández, accusé d'avoir, en 2008, infligé de mauvais traitements à Igor Portu et à Mattin Sarasola, condamnés pour l'attentat de l'aéroport de Barajas. Parmi les magistrats du Suprême qui l’avaient acquitté, il y avait Juan Ramon Berdugo et Andrés Martínez Arrieta, deux des sept magistrats du tribunal qui juge actuellement les prisonniers politiques pour l’1-O.
Des agents de la Guardia civil avaient arrêté Igor Portu et Mattin Sarasola le 6 janvier 2008 à Arrasate. Quelque heures après son arrestation, Portu était entré à l’hôpital de San Sebastián portant des marques évidentes de mauvais traitements et de tortures. Il avait le poumon perforé, une côte cassée, des hématomes partout sur le corps et une hémorragie. Sarasola, lui ,avait été détenu au secret pendant cinq jours, en application de la loi « antiterroriste ». Il a porté plainte pour avoir été roué de coups et maltraité lors de son transfert, d'abord à Lesaka puis à San Sebastián et finalement à Madrid. César López Hernández était à l'époque le lieutenant responsable du groupe d’information, et dirigeait l’unité qui s'était occupée du transfert de Sarasola. L’Audiència de Guipúzcoa avait prononcé un non-lieu à son encontre, mais avait condamné d'autres agents de la Guardia civil pour tortures. Comme López Hernández l'a rappelé, le Tribunal suprême espagnol les avait ensuite tous acquittés à l'issue du procès pour tortures contre Portu et Sarasola.
Jusqu’à l’année dernière où la Cour européenne des droits de l’homme avait condamné l’Etat espagnol dans cette affaire, pour traitements inhumains et dégradants infligés aux détenus. La condamnation de Strasbourg conclut pour la première fois que l’Espagne avait violé l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme (Interdiction de tout traitement inhumain et dégradant) sous ses volets matériel et procédural. Autrement dit, l'Etat espagnol était également condamné pour ne pas avoir enquêté. Trois des membres de la CEDH avaient émis un vote particulier affirmant que les faits devraient être plutôt qualifiés de tortures que de traitement inhumain et dégradant.
José Antonio Nieto, protecteur de tortionnaires
L'Etat espagnol les protégeant, nombre d'affaires de tortures commises par les policiers et les membres de la Guardia civil bénéficient d'une chaîne d'impunité. C'est cette interruption de la chaîne de l'impunité qu'exprime la sentence assez dure de la CEDH soulignant que le Tribunal suprême et le gouvernement espagnol n'avaient pas nié l'existence des lésions de Portu. Ils ne pouvaient les nier. Parce que les agents qui l'avaient frappé avaient tellement dépassé les bornes qu'ils avaient dû le conduire à l'hôpital et les responsables du centre de soins avaient dû en informer le juge d'instruction de San Sebastián. Ce dernier avait alors envoyé les médecins légistes aux urgences de l'hôpital où se trouvait Portu et ceux-ci avaient pu constater les graves lésions dont celui-ci avait été victime. Ces constatations avait été déterminantes et avait brisé la chaîne de l'impunité, même s'il avait fallu recourir à la Cour de Strasbourg. Jorge del Cura l'explique dans son interview au journal Público (espagnol).
La chaine de l’impunité fonctionne à de nombreux niveaux. Et dans les plus hautes sphères, il y a non seulement les magistrats du Tribunal suprême qui rejettent les condamnations antérieures contre des policiers tortionnaires mais également des dirigeants politiques qui gracient, amnistient ou déboutent les plaintes et refusent l'ouverture d'enquêtes. Exactement ce que José Antonio Nieto, le secrétaire d’Etat à la Sécurité du gouvernement de Rajoy, a fait à l’automne 2017. Lors d'une séance du Sénat espagnol, en février 2018, le sénateur d’Euskal Herria Bildu Jon Inarritu avait interrogé le secrétaire d'Etat sur les tortures infligées par Sánchez Corbí. Le sénateur du Pays Basque avait déplié une photographie de Sanchez Corbí : « M. le Secrétaire d’Etat, connaissez-vous ce délinquant ? lui avait-il demandé. Et il lui avait rappelé la condamnation pour tortures puis l’amnistie et l’ultérieure promotion dont avait bénéficié cet officier de la Guardia civil. En outre, le sénateur lui avait également rappelé qu'il avait gracié le collègue de Corbí, José María de las Cuevas Carretero, condamné lui aussi par tortures dans le même cas et qui, finalement, avait été nommé représentant espagnol au Comité International de prévention contre la torture.
Et quelle avait été la réponse de Nieto ? Celle-ci : « Je vous demande une faveur, retirez le mot « délinquant » de votre intervention [ …] Cette personne a une trajectoire irréprochable dans sa carrière ». Nieto n’avait pas levé le moindre petit doigt contre Sánchez Corbí qui avait conservé sa position privilégiée de colonel de l'Unité centrale opérative (Unidad Central Operativa, UCO) de la Guardia civil. Ce n'est que quelques mois plus tard que le gouvernement de Pedro Sánchez l'avait destitué. Sánchez Corbí et Nieto partagent le même regard sur le 1-O. Lors de son témoignage au Tribunal suprême, Nieto avait nié les violences policières et les charges policières et avait tenu pour responsables des violences les personnes qui étaient allées voter. Dans un entretien à la revue Interviù sur le 1-O, Sánchez Corbí avait déclaré : « le pas suivant [en Catalogne] se seront les cocktails Molotov, les explosifs » et avec les vidéos enregistrées le jour du référendum il faudrait aller de porte à porte chez les votants (link en catalan).
Angel Gozalo, hommage à la Division Azul (français)
Angel Gozalo, chef de la Guardia civil en Catalogne le 1-O, a été appelé à témoigner au procès contre le « procès ». Il est l'un des principaux témoins de l’accusation. Il n’a, jusqu'à présent, jamais été inculpé Mais il a une tache sur son curriculum vitae relativement récente : le 11 mai 2013, il avait décoré par un diplôme « la Hermandad de Combatientes de la División Azul ». C’était lors d'un hommage rendu aux combattants espagnols de l’armée nazie qui s'était déroulé à la caserne de Sant Andreu de la Barca. L’hebdomadaire La Directa l'a révélé dans un reportage (catalan) dont les images montrent la participation de Gozalo à cet hommage aux côtés de Maria de los Llanos de Luna, alors déléguée du gouvernement espagnol en Catalogne. Sur la photo on voit d'anciens combattants et des nostalgiques de la División Azul, vêtus de l’uniforme de la Phalange Española Tradicionalista de las JONS, accompagnant Gozalo et Llanos de Luna. Malgré les protestations de certains partis et institutions, dont certaines de la Guardia civil, aucune responsabilité n’a été recherchée. En fait, les explications officielles données justifiaient la tenue de cet hommage par le fait que l’organisation « filonazi » honorée était parfaitement légale. Cependant, cette année-là, selon La Directa, le gouvernement de Rajoy avait accordé une subvention de 3.500 euros à cette Hermandad.
Daniel Baena, mensonge sous serment
Daniel Baena, lui, a été jugé. Il l’a dit au début de son témoignage au Suprême. Il a reconnu avoir été condamné pour atteinte à l’intégrité morale « pour une affaire personnelle », a-t-il dit. Mais nous n’avons rien su de plus. En revanche, il est de notoriété publique, et démontré, que Baena, qui avait été chef de l’unité de la police judiciaire de la Guardia civil en Catalogne et responsable des enquêtes contre les indépendantistes en 2016 et 2017, utilisait un pseudonyme sur internet : Tácito.
Sous ce nom, pendant qu'il rédigeait et validait des rapports, il ouvrait l’application Twitter où il insultait et attaquait les dirigeants indépendantistes et la police catalane, les Mossos d’Esquadra. Il s'était, par exemple, référé à l’exil de Puigdemont et d'une partie de son gouvernement comme à « une action propre de celles de structures criminelles organisées ». Au cours de son témoignage, il a nié catégoriquement avoir utilisé ce compte twitter, contrairement à ce qu'il avait affirmé à des journalistes de Público qui avaient révélé l'affaire. Baena a donc menti sous serment au cours de sa déposition devant le Tribunal Suprême (audio en espagnol).
QUE SE PASSERA-T-IL LA SEMAINE PROCHAINE ?
A l'issue des dépositions des agents de la Guardia civil et de la police espagnole qui avaient chargé contre les bureaux de vote le 1-O, nous nous trouvons maintenant à la moitié des déclarations des témoins cités dans ce procès. Les sessions reprendront après la Semaine Sainte, mardi 23 avril 2019, fête de la Sant Jordi en Catalogne, avec les témoignages d’anciens hauts responsables et conseillers du gouvernement catalan. Certains d'entre eux, probablement, ne déclareront pas car ils sont mis en examen par le tribunal numéro 13 de Barcelona. Le lieutenant du corps des Mossos d'Esquadra, Teresa Laplana, mise en examen par l’Audiencia española, sous le chef d'accusation de sédition, ne déclarera probablement pas non plus. En revanche, les conseillers du gouvernement Puigdemont qui avaient démissionné au moment de la crise gouvernementale de juillet 2017, Meritxell Ruiz, Jordi Baiget et Jordi Jané témoigneront. L’ancien directeur général du corps des Mossos, Albert Batlle, qui avait démissionné en juin 2017, et l’actuel vice-président du gouvernement, Pere Aragonés, sont également appelés à témoigner.
Source :
L’ombre des tortures plane au-dessus des commandements policiers du 1-O (catalan)
Commentaires
Enregistrer un commentaire