Vers une condamnation basée sur des mensonges éhontés : le plat mitonné par le Tribunal suprême



Des témoignages comme ceux d'aujourd'hui, travestissant honteusement la réalité, s'incrustent dans le velours des bancs et imprègnent les titres des journaux espagnols

Le numéro d’identification policier N29100C doit être familier aux magistrats Juan Ramon Berdugo et Andrés Martínez Arrieta, assis à la gauche et à la droite de Manuel Marchena dans le prétoire du Tribunal suprême. C’est celui du commandant de la Guardia civil César López Hernández, cité à déclarer en tant que témoin au procès contre le « procès » pour avoir été le secrétaire des procès-verbaux policiers, élaborées entre le début 2016 et l’automne 2017, dans le but de contrôler et d’incriminer des dizaines de personnes dans la cause générale contre l’indépendantisme. Ce même César López était le second du lieutenant-colonel Daniel Baena, alias Tacite. Ce même commandant, tête ronde et lunettes épaisses, avait été poursuivi pour tortures, comme il a lui-même été obligé de le reconnaître avant le début de l'‘interrogatoire. En 2008, il avait été impliqué dans les mauvais traitements infligés à Igor Portu et Mattin Sarasola, condamnés pour l’attentat de Barajas. Et parmi les magistrats du Tribunal suprême qui l’avaient relaxé, il y avait Berdugo et Arrieta. Le numéro N29100C leur était donc familier.

Qu'importe. Il n’est pas le premier témoin de la Guardia civil à venir à la barre en ayant été préalablement poursuivi pour tortures ; Diego Pérez de los Cobos avait oublié de le notifier, et il a fallu attendre le deuxième jour de son témoignage pour que Marchena, qui doit regarder Twitter, se souvienne de le lui demander. César López Hernández s’est donné pour objectif lors de sa déclaration, préparée avec l’avocat du Parquet Fidel Cadena, de maintenir le « facteur Mossos », afin de soutenir l’accusation de rébellion à l'encontre les prisonniers politiques. Mais ni les déclarations d’une seule voix de tout le commandement de la police catalane d’une part, ni les contradictions entre les différentes instances de commandement de la police espagnole sur les préparatifs du dispositif du 1-O pour la charge contre les bureaux de vote, sans consultation des Mossos, d'autre part, ne lui ont facilité la tâche.

C’est pour cela que ce commandant de la Guardia civil a sorti plusieurs cartes cachées de sa manche, afin de faire tremper le major Trapero dans une sorte de conspiration. De quelles cartes s’agit-il ? Première carte : Le major Trapero aurait reçu des rapports des services secrets sur des conduites à tenir avant l’1-O : l’un de ceux-ci stipulait que l'image du corps des Mossos pourrait être ternie si des maires de la CUP étaient arrêtés. Deuxième carte : Le major aurait affirmé, pendant une réunion avec des commissaires le 13 octobre : « La Guardia civil et le Parquet sont capables de transformer dix photos d’un faux pas en un délit de sédition ». « Est-ce que Trapero recevait des ordres politiques du ministre Forn, contraires aux ordres du parquet ou de la magistrate du Tribunal Supérieur de Justice de Catalogne ? » « Non ». Avec le commandant César López Hernández, nous avons pu voir se dérouler le même schéma que pour tant de témoins de la police : ils ont une mémoire prodigieuse pour répondre au Parquet, alors qu’ils font preuve d’une amnésie préoccupante pour répondre à la défense, ce qui finit par leur jouer un mauvais tour. L’avocate Judit Gené lui a demandé :
Vous avez dit que le major Trapero avait transmis tant les instructions du parquet que les plans d’actions à M. Forn, entre -autres. Ma question est : « Savez-vous si M. Forn répondait par courrier électronique au major Trapero quand celui-ci lui envoyait les instructions du Parquet ? »

Je vais vous gâcher la surprise, mais, après moult détours, la réponse finira par être « Non ». Attardons-nous un peu sur ces détours :
Au moins à l'un, celui du 30, celui du plan Agora, il y a répondu par courriel.

Le plan Agora avait été préparé par les Mossos pendant l’été précédant le référendum, en prévision d’un automne agité. Ce plan n’avait rien à voir avec des instructions du Parquet, même si le commandant a tenté l’amalgame. Il parle du 30, sans préciser le mois. Il semble qu'il se réfère implicitement au 30 septembre, ce qui est faux. Me Judit Gené flaire tout de suite le piège :
Non, pas à propos du plan Agora. Je vous parle du plan d’action des Mossos d’Esquadra en accord avec les instructions du Parquet. Quand le major Trapero l'envoie à M. Forn, savez-vous si M. Forn répond à ces courriels ?
Non.
Vous ne savez pas ou vous ignorez s’il répondait à ces courriels ?
Non, non, non. Non. Je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais pas. Il n’y répondait pas, je crois qu’il n’y répondait pas.
Pardon ?
Je ne sais pas.

Joaquim Forn, assis derrière Me Judit Gené, n’en croit pas ses oreilles. Cet homme qui contrôlait toutes les communications, soigneusement recueillies dans les procès-verbaux de la police, procès-verbaux qui ont servi à mettre les accusés en prison, depuis plus de 500 jours, qui les a répétés mot pour mot en répondant aux questions du Parquet, ne se souvient plus de rien. Il ne sait rien. Et quand il se sent acculé dans son mensonge, il devient nerveux, incapable de dire la vérité, parce que la vérité innocente Joaquim Forn. Car si Forn ne répondait pas aux courriels de Trapero, s’il ne lui donnait aucune sorte d’instruction, c’est qu’il n’utilisait pas les Mossos en enfreignant les instructions du Parquet ou de la juge. L’avocate continue :
Il répondait aux courriels ou il ne répondait pas aux courriels ?
Je ne sais pas.
Si vous n’avez pu récupérer aucune réponse, c’est qu’il n’y répondait pas ?
C’est que, pour cet exemple précis, je ne m’en souviens pas. Mais oui, je me souviens qu’il a répondu…
Je vous demande : Quand le major Trapero envoyait les instructions du Parquet et le plan d’action pour le 1-O, M. Forn a-t-il répondu à ces courriels en donnant des indications au major Trapero, oui ou non ?

- Pas à ceux-là, mais il y en a d’autres dans lesquels il y avait des indications.
Dans lesquels ?
Dans le courriel du 30, du plan Agora, oui, il lui donne des indications.
Mais le 30 de quel mois ?
Sur le plan Agora le 30 septembre ?
Oui.
Oui ?
Si ce n’est pas le 30, c’est un autre jour. Mais il y a une réponse. J’en suis sûr, sûr…
De quoi êtes-vous sûr ? Que c’était le 30 septembre alors que le plan Agora a été mis en application le 1er septembre ?
Non, non… Le plan Agora a été mis en application le 1er septembre ? Non, le plan Agora ?
Oui, le plan Agora. Pas le plan d’action des Mossos pour le 1-O ?
Il y a trois plans différents, hein ?
Non, pour l’1-O, il n'y en a qu'un. Sur ce plan des Mossos envoyé au Parquet, sur le dispositif du 1O, et que Trapero envoie à Forn, avez-vous détecté une réponse de M. Forn ?
Non, nous n’avons détecté aucune réponse.

Enfin ! La transcription de tout ce dialogue kafkaïen tente de transmettre cette sensation d'impuissance que ressentent, dans leur grande majorité, les défenses. Parce que ces témoins de la police mentent en toute impunité. Et c’est seulement à l’occasion d’interrogatoires épuisants et exaspérants comme celui-ci, que bien souvent Marchena interrompt, que ces témoins peuvent se retrouver confrontés à leurs mensonges. Lorsque Marchena interrompt ces interrogatoires, ce n'est pas pour montrer des preuves documentaires, ni des rapports, ni des dépositions, ni des vidéos. Marchena dit que les documents sont déjà incorporés dans le dossier et que le tribunal en tiendra compte à l'heure de confronter ces témoignages. Mais entre-temps, mensonges, distorsion des faits, exagérations remplissent l’espace, s’incrustent dans le velours des bancs de la salle, et sont reproduits et multipliés sans discernement par les différents moyens de communication espagnols. Des dizaines et des dizaines d’agents répètent les uns après les autres le même récit, qui peut faire sourire par son burlesque, mais qui conduit les journaux porte-voix du pouvoir judiciaire à annoncer qu'avec tous ces témoignages les prisonniers n’ont pas d’échappatoire.

L’inertie de l’accumulation

A présent, le débat, ou plutôt l'enjeu de la partie de dés engagée entre les magistrats, est le contenu de la condamnation : incitation à la rébellion, sédition, aggravée ou non du délit de malversation. La rébellion leur semble exagérée, au vu de ce que nous voyons dans le prétoire, avec pour seules armes de la rébellion des regards de haine, des insultes et des mouvements de parapluies. Aujourd’hui, se sont ajoutés les témoignages d'une vingtaine d’agents anti-émeute qui avaient chargé contre les bureaux de vote de Barcelone et de L’Hospitalet de Llobregat. Certains se sont fait mal parce qu’ils étaient allés faire mal, et ont montré leurs blessures comme preuve de la violence insurrectionnelle. L’un d’entre eux, matricule 88.248, a une cicatrice là où la pointe d’un parapluie l'avait égratigné, mais il se souvient : « la blessure qui me fait mal est celle de mon orgueil blessé par la haine de tant de gens ». Un autre, matricule 120.381, a eu une fissure à l'os d'un doigt de main en « luttant pour déloger les gens ». Le matricule 92.552 a eu une « fracture du tendon extenseur du cinquième doigt de la main gauche », également pour avoir matraqué les votants. L'agent, matricule 106.424, quant à lui, s'est coupé à l’avant-bras quand il a défoncé la porte en verre de l’IES Joan Fuster de Barcelone pour pouvoir y entrer.

A quoi cela sert-il de faire ces constatations ? Comment se fait-il que le tribunal présidé par Manuel Marchena ait accepté autant de témoins répétant les mêmes choses, ou qui ne savent quoi dire, ou qui évoquent des comportements absolument normaux lors d'une manifestation ou d'un mouvement de protestation? D’une part pour épuiser les avocats (c’est ce qui se dit dans les couloirs du tribunal), et, d’autre part, afin que cette accumulation aide à renforcer la peine infligée, même si le récit est fallacieux.

Tout est-il déjà décidé ? Demain et après-demain se succèderont à la barre une quarantaine d’agents antiémeute de plus qui répéteront ce même récit. Le défilé des témoins à charge de l’accusation touche à sa fin, et sur la base de leurs témoignages le tribunal devra bâtir la condamnation, essentiellement sur cette seule base. Le Madrid du pouvoir a déjà ouvert les paris : le journal El Confidencial tient de source sûre du Tribunal suprême que le Parquet maintiendra dans ses conclusions définitives l’accusation de rébellion, car « les témoignages entendus jusqu’à présent accréditent totalement cette accusation ». Le journalEl Mundo considère que cette « accumulation de preuves s’accompagne d’une inertie qui rendra difficile un changement de trajectoire ». « La photographie en train d'être révélée est claire : masses humaines, barrières, gens debout, assis, allongés, bras enlacés pour empêcher le passage des agents ou des véhicules, gens bloquant avec fermeté les portes, construisant des barricades, cachant ce que les agents devaient emporter… » Cela paraît fou, mais c’est bien ainsi que c’est perçu ici, sans aucune possibilité qu’ils puissent le voir autrement.

Vu et entendu

Le directeur du journal basque Berria, Martxelo Otamendi, se trouvait aujourd’hui parmi le public dans le Tribunal, en ce jour où le premier témoin de la journée a dû dire qu’il avait été condamné en première instance pour tortures et qu’ensuite, le « Tribunal Suprême m’a relaxé ». Ce témoin a oublié de dire que quelques années plus tard, la Cour européenne des droits de l’Homme avait condamné l’Espagne pour cette relaxe, pour ne pas avoir enquêté, ni reconnu les tortures qui avaient été dénoncées. Pour certains, le monde s’arrête au Tribunal suprême ; pour d’autres, il commence au-delà. C’est le cas d’Otamendi, qui a dû attendre que Strasbourg lui rende justice. C’était la première fois que ce journaliste basque venait suivre le procès en direct, bien qu’il le suive depuis le premier jour. Otamendi ne pense pas que le recours possible à Strasbourg préoccupe beaucoup les hauts magistrats de la justice espagnole : il lui semble clair qu’il y aura une condamnation.

Que se passera-t-il demain ?

Entre demain et après-demain, des dizaines d’agents anti-émeute de la police espagnole, ceux qui avaient chargé contre les bureaux de vote à Barcelone, ont été cités à déclarer. Une quarantaine en deux jours. Après la Semaine Sainte, une nouvelle phase pourra commencer.

Source :
Vers une condamnation basée sur des mensonges éhontés : le plat mitonné par le Tribunal suprême (catlan)

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